Le passé joue un rôle majeur dans le développement des sociétés humaines et des individus. C’est ce qui atteste de nos origines géographiques, historiques, ce qui forge notre identité. Le passé façonne directement le développement des sociétés à travers les traditions, l’histoire et la mémoire. En effet, les traditions ont un lien avec le temps long, et correspondent à la transmission intergénérationnelle de pratiques et d’habitudes. D’un autre côté, la mémoire est elle aussi fondamentalement temporelle, puisqu’elle relate des événements du passé.
Ces deux éléments sont propres à l’Homme : la poursuite des pratiques inculquées par ses aînés est un acte purement naturel, tout comme le souvenir du passé l’est. La mémoire et la tradition sont aussi partagées à l’échelle des sociétés, et c’est justement ce qui fait de ces deux concepts des choses éminemment politiques. Les acteurs politiques, comme les gouvernements, ont utilisé les traditions et la mémoire à de nombreuses reprises pour servir leurs fins politiques ; par exemple pour engendrer un sentiment d’appartenance à la nation. Cet article s’intéresse au caractère politique des traditions, et de la mémoire plus généralement.
Comprendre le pouvoir et l’artificialité des traditions
Dans nos sociétés modernes, les traditions jouent un rôle clé, parce qu’elles possèdent un pouvoir de mobilisation. En effet, que ce soit à des fins culturelles, économiques, ou politiques, les traditions créent de la cohésion, un sentiment d’appartenance important, et permettent de mobiliser des populations pour des causes diverses et variées. Par définition, la tradition est un héritage, et possède forcément une composante temporelle. Ainsi, la personne qui a l’habitude d’aller ramasser des champignons dans la forêt tous les dimanches emmènera ses enfants faire de même, et ces derniers transmettront à leur tour cette habitude aux leurs, et ainsi de suite. C’est ainsi qu’au bout d’un certain temps, l’habitude devient la tradition.
Il est possible de contrevenir à l’habitude, puisqu’elle est souvent personnelle. Mais il est compliqué de contrevenir à la tradition, puisqu’elle remonte à plusieurs générations et implique un certain respect ancestral. Ne pas la respecter constitue une entorse à une règle non écrite, une insulte aux anciens, alors qu’un tel règlement n’existe pas pour une simple habitude. C’est donc l’aspect temporel de la tradition qu’il convient de remettre en question.
« Les traditions créent de la cohésion, un sentiment d’appartenance important, et permettent de mobiliser des populations pour des causes diverses et variées »
Alors que l’exemple cité ci-dessus n’implique qu’une famille, bon nombre de traditions s’étendent à des échelles bien plus importantes, parfois nationales et internationales. À de telles échelles, ces traditions ont un impact d’une magnitude impressionnante. Pourquoi obéissons-nous aux traditions ? Pourquoi nous sentons-nous obligés d’aller magasiner pour Noël, pour la Saint-Valentin ou pour l’Halloween ? Ce genre de tradition a un pouvoir significatif, puisqu’elles poussent les gens à adopter des comportements à première vue irrationnels, sans se poser de questions, simplement parce que « c’est la tradition ».
Les traditions forment les sociétés telles qu’on les connaît, elles définissent nos mœurs, nos fêtes nationales et nos cultures. En raison de cette capacité à structurer une société toute entière, les traditions ont souvent été utilisées par les acteurs politiques à des fins bien précises. Au cours du 19e siècle, les traditions ont souvent permis aux acteurs politiques de consolider leur pouvoir en créant un sens d’identité partagée et un sentiment d’appartenance au sein de la société. L’historien britannique Eric Hobsbawm a publié dès les années 80 une collection d’essais analysant certaines traditions, et faisait le postulat que « les ‘‘traditions’’ qui semblent ou prétendent être anciennes sont souvent d’origine très récente et parfois inventées (tdlr) ».
« Cette évolution du concept de bushido montre donc que les traditions, en plus d’être des émanations intrinsèques aux sociétés, sont aussi influençables et modelables, pouvant-être adaptées à diverses applications et utilisées à des fins économiques ou politiques. »
Au Japon, le bushido est un exemple de tradition inventée. Le bushido correspond à la « voie du samouraï », le code moral définissant les pratiques, valeurs, et habitudes des samouraïs dans un Japon féodal. Cet élément est encore aujourd’hui très important au sein de la société japonaise. Néanmoins, le concept de bushido a changé : alors que certains de ses principes étaient transmis – en grande partie oralement – à l’époque des samouraïs, sa forme moderne date du début du 20e siècle, quand des intellectuels et hommes d’État japonais l’ont remodelé afin de servir un nationalisme japonais naissant pendant la restauration de Meiji. Très présent dans le monde des affaires japonais, il est l’inspiration directe du respect, de l’harmonie et de la confiance au sein des relations professionnelles. Dans les années 70, la croissance économique fulgurante du Japon peut en partie être expliquée par le bushido. Le terme a été réinterprété et intégré dans une culture du travail plus large ; il était alors synonyme de travail acharné, loyauté, dévotion et perfectionnisme. Ainsi, le bushido qui structure aujourd’hui le monde industriel du Japon, autant économiquement que socialement, a permis au gouvernement de mettre en place l’idéologie de l’harmonie industrielle et de devenir un chef de file économique en Asie.
Cette évolution du concept de bushido montre donc que les traditions, en plus d’être des émanations intrinsèques aux sociétés, sont aussi influençables et modelables, pouvant-être adaptées à diverses applications et utilisées à des fins économiques ou politiques. Mais plus généralement, c’est l’histoire et la mémoire toute entière qui sont parfois altérées et mobilisées à des fins politiques.
Au delà de la tradition : l’histoire et la mémoire
Le passé est souvent instrumentalisé à travers l’établissement d’une mémoire officielle, sélective et stratégique. La mémoire officielle, c’est celle qui est posée par l’État, célébrée officiellement et cultivée par les pouvoirs centraux. Elle n’est donc pas complètement naturelle, ni établie indépendamment par les individus. Elle est plutôt choisie de manière sélective. À travers cette pratique, les États et acteurs politiques visent souvent à défendre une version avantageuse des événements du passé, en posant la mémoire officielle comme « l’unique » et « vraie » représentation du passé. Les mémoires officielles peuvent parfois entrer en conflit et présenter des visions du passé divergentes, en décalage.
Par exemple, les relations entre l’Algérie et la France ont jusqu’à aujourd’hui été façonnées par un conflit mémoriel découlant de la guerre d’Algérie (1954–1962). À la suite de l’indépendance de l’Algérie en 1962, son gouvernement s’est beaucoup appuyé sur l’oppression dont le pays avait été victime lors de la colonisation, dans le but de fédérer sa population et bâtir sa légitimité. Au sein de cette construction mémorielle, la mémoire d’une opposition unanime à la France à été construite par le gouvernement algérien et fait aujourd’hui partie intégrante de l’imaginaire collectif. Pourtant, la mémoire à été choisie et les faits, précisément sélectionnés. Cette mémoire d’une unité nationale contre la France occulte une partie de la population algérienne, qui était favorable à la gouvernance française. Par exemple, les Harkis ont combattu aux côtés de la France pendant la guerre, leur nombre allant jusqu’à 200 000 combattants.
Le gouvernement algérien cultive ce passé de martyr encore aujourd’hui, notamment avec la réintroduction récente d’un couplet anti-français dans son hymne national.
De son côté, la France avait mis du temps à assumer son histoire et ses actes en Algérie. Longtemps appelés « évènements d’Algérie », la guerre n’a été reconnue par les institutions françaises qu’en 1999, 37 ans après les faits. Encore aujourd’hui, la République française nie avoir employé la torture et commis des exactions sur les membres indépendantistes du Front de Libération Nationale (FLN) pendant la guerre. Seule la responsabilité de l’État français dans la mort de Maurice Audin en 1957 a été reconnue par le Président français Emmanuel Macron, en 2018. L’histoire et la mémoire façonnent donc autant les traditions que les relations diplomatiques entre les pays. Le passé structure autant les sociétés que les projets politiques de notre temps.
Quelle responsabilité face au passé ?
Tradition et mémoire se rejoignent donc sur leur caractère temporel, et correspondent toutes deux à des actions du présent, dépendantes des événements du passé. Tout comme les traditions évoluent avec le temps, la mémoire officielle est elle aussi décidée par l’évolution des climats politiques dans lesquels se développent les sociétés. En raison de leur capacité à former et transformer les sociétés, les traditions, l’histoire et la mémoire ont été utilisées à des fins politiques. La mémoire officielle est une mémoire sélective, qui occulte une partie des faits, et qui ne retranscrit que rarement la pleine réalité. Alors que l’instrumentalisation des traditions a pour principale conséquence modification culturelle dans nos sociétés, la manipulation de la mémoire et la déformation de la réalité peuvent avoir des impacts juridiques plus profonds.
Il est nécessaire de reconnaître que les traditions et les mémoires peuvent parfois être dénaturées à des fins politiques. En effet, il est important de garder un esprit critique et de conserver des pratiques d’historicisations indépendantes. Il est dans le devoir des citoyens et des historiens de privilégier une commémoration et un souvenir fidèle à la réalité des faits, prenant en considération tous les éléments du passé, afin d’apaiser et de concilier les peines, ainsi que de pré- server et cultiver les richesses de nos héritages collectifs.