Le 21 novembre dernier, la Cour supérieure du Québec a bloqué la politique contre le génocide en Palestine proposée par l’Association étudiante de l’Université McGill (AÉUM), et adoptée à 78,7 % par les étudiants lors d’un référendum. Les tensions et la polarisation sur le campus de McGill sont évidentes, et maintenant plus que jamais, ce qui inquiète l’administration mcgilloise. Le projet de loi C‑18, qui vise à compenser financièrement les médias d’information canadiens, pourrait indirectement contribuer à la polarisation autour du conflit à Gaza, selon trois experts en communication interviewés.
Le projet de loi C‑18, annoncé en juin 2023 par le gouvernement fédéral et adopté par le Sénat et la Chambre des Communes, vise à établir un système d’indemnisations équitables pour les entreprises de nouvelles canadiennes, par les réseaux sociaux et autres plateformes intermédiaires qui tirent profit des clics d’utilisateurs vers ces sites d’information. Cette loi mettrait en œuvre des règlements pour instaurer un système de redevance des géants du web comme Meta, en faveur des médias d’information canadiens.
La loi prend effet le 19 décembre, mais Meta, la société mère de Facebook et Instagram, l’une des plateformes affectée par la loi C‑18, a déjà pris des mesures pour s’y opposer. En effet, dès le 1er août 2023, les Canadiens ont pu remarquer que le contenu journalistique était bloqué sur ces plateformes.
Trois experts ont été consultés afin de comprendre comment le blocage des nouvelles par Meta influence la perception des étudiants sur le conflit à Gaza : Alain Saulnier, directeur général de l’information à Radio Canada, professeur et journaliste de carrière, Jean-Hugues Roy, journaliste et professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), et Patrick White, également professeur de journalisme à l’UQAM.
Plusieurs études menées sur l’utilisation des réseaux sociaux par les Canadiens révèlent qu’environ 25 % d’entre eux s’informent de l’actualité majoritairement par l’entremise des réseaux sociaux. Bien qu’on s’attende à ce qu’une majorité d’entre eux provienne du groupe d’âge 18–34 ans, il est fort probable qu’il y ait une certaine variation sur un campus universitaire. Le Délit a donc passé en entrevue au hasard une quinzaine d’étudiants sur le campus de McGill, pour mieux comprendre d’où ils obtenaient leur information sur le conflit, et plus spécifiquement, à quelles sources ils faisaient confiance.
La désinformation
Le plus grand risque associé au blocage d’information est celui de la désinformation. Alain Saulnier prédit que sans les entreprises de nouvelles établies sur les réseaux sociaux, la désinformation deviendra telle que les réseaux sociaux en deviendront inutilisables. Selon lui, c’est un phénomène que l’on peut déjà observer. Il explique que « la désinformation va prendre tout l’espace […] parce que quand un espace est disponible, il se remplit d’une autre façon, notamment par la propagande, les trolls et la désinformation ». Il prévoit un « appauvrissement de la connaissance des nouvelles et de la capacité des Canadiens à réagir correctement lorsque les événements comme ceux à Gaza surviennent ». Selon lui, les Canadiens doivent faire leur deuil de ces plateformes comme sources d’information fiables.
Cette observation est corroborée par Jean-Hugues Roy, qui ajoute que « dans les sociétés plus polarisées, la désinformation est plus visible sur les réseaux sociaux », et que « le conflit entre Israël et le Hamas est un cas de polarisation assez patent ». Comme nous avons pu le constater ces dernières semaines, les tensions entre les étudiants de McGill autour du conflit à Gaza sont élevées.
Néanmoins, la manière dont les étudiants mcgillois obtiennent leur information ne semble pas être directement influencée par la loi. En effet, plusieurs étudiants disent se fier de moins en moins aux médias établis, notamment le New York Times, le Washington Post, et la BBC. Certains expliquent avoir peu confiance en ce que ces médias avancent, citant la désinformation dont ils ont témoigné au début du conflit. Il serait donc possible de penser que leur perception du conflit ne sera pas affectée par la loi. Malgré cela, le blocage du contenu journalistique en réponse à la loi C‑18 crée un vide informationnel qui a des répercussions sur tous les utilisateurs de réseaux sociaux, qu’ils se fient aux informations provenant de sources établies ou pas. Jean-Hugues Roy explique que la présence de sources journalistiques sur les réseaux sociaux, même si elles ne sont pas consultées, joue un rôle médiateur. Ces informations limitent, en quelque sorte, la polarisation, en ajoutant de la nuance au contenu qui défile sur nos réseaux. D’après les entrevues avec des étudiants de McGill, ces derniers sont particulièrement à risque de sombrer dans cette désinformation. En effet, une grande majorité d’entre eux expliquent prendre de leurs nouvelles sur les réseaux sociaux. Bien que la plupart n’obtiennent pas exclusivement leurs nouvelles concernant le conflit à Gaza sur les médias sociaux, plusieurs en dépendent. Ceci met donc les mcgillois à risque de tomber dans la désinformation, qui augmente sans cesse sur les réseaux sociaux.
« Le blocage du contenu journalistique en réponse à la loi C‑18 crée un vide informationnel qui a des répercussions sur tous les utilisateurs de réseaux sociaux, qu’ils se fient aux informations provenant de sources établies ou pas »
Perte de crédibilité et normes d’informations
Patrick White, professeur de journalisme à l’UQAM, reconnaît la perte de confiance en la crédibilité des médias établis chez certains étudiants, et la nécessité de regagner cette confiance. Cependant, selon lui, l’abondance de désinformation liée au blocage de nouvelles sur les réseaux sociaux exige plus que jamais l’accès aux médias établis. Jean-Hugues Roy ajoute que les articles journalistiques produits par les entreprises de nouvelles, que Meta menace d’éliminer de manière permanente de ses plateformes, procurent aux utilisateurs le contexte et l’expertise journalistique nécessaires pour combattre cette désinformation et toute polarisation potentielle. Il explique que « ça fait partie des normes journalistiques d’admettre qu’on s’est trompé et de corriger ses erreurs. Ça arrive. Il faut être transparent ».
Cette désinformation, nous explique Patrick White, n’est pas seulement causée par le blocage des nouvelles sur les plateformes de Meta. Le conflit à Gaza carbure à l’émotion et à la désinformation, ce qui mène au « pullulement des comptes automatisés à l’intelligence artificielle qui propagent la désinformation ». Bien que ce problème ait toujours été présent, le blocage de contenu journalistique enlève ce que Jean- Hugues Roy qualifie de « rempart » ou de « bouclier » contre la désinformation. Du moment que l’information est présente, qu’elle soit consultée ou non par les utilisateurs, elle fait partie du paysage numérique. En bloquant ce contenu bouclier, Meta envoie, en quelque sorte, un message comme quoi « l’information pour l’intérêt public n’existe pas », nous affirme Jean-Hugues Roy.
« la désinformation va prendre tout l’espace […] parce que quand un espace est disponible, il se remplit d’une autre façon, notamment par la propagande, les trolls et la désinformation »
Alain Saulnier, directeur général de l’information à Radio-Canada
Il est clair que les étudiants de McGill passés en entrevue ne se fient pas exclusivement aux réseaux sociaux. En effet, plusieurs sont conscients de l’enjeu de la désinformation, et disent corroborer l’information qu’ils partagent sur les réseaux. Certains lisent des articles académiques sur l’histoire de la région touchée par le conflit. Le contexte, qui manque si clairement sur les réseaux sociaux à la suite des mesures prises par Meta, n’est donc pas nécessairement absent.
Il semblerait que la perception de certains étudiants continue à être ancrée dans la recherche et les faits. Bien que cette prise de conscience soit importante, la plupart des étudiants trouvent leur information à l’intérieur des chambres d’écho médiatiques. Celles-ci amplifient les croyances des utilisateurs à travers un algorithme qui propose rarement de l’information contraire à ces croyances. En effet, la plupart des étudiants passés en entrevue disent rarement obtenir de l’information avec laquelle ils ne sont pas d’accord sur les réseaux sociaux, mais qu’ils ont plus tendance à la corroborer s’ils sont en désaccord. La polarisation sur le conflit à Gaza en est donc intensifiée. Indépendamment de la bonne volonté des étudiants, il devient difficile de sortir de ces chambres d’écho, exacerbées par le blocage du contenu sur les réseaux sociaux.