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Triste Tigre : Au-delà du silence

Plongée dans le prix Fémina 2023 de Neige Sinno.

Clément Veysset | Le Délit

Avertissement : Cet article traite des sujets du viol et de l’inceste.

Dans son roman Triste Tigre, lauréat du prix Fémina 2023 et nominé pour le Prix Goncourt, Neige Sinno, écrivaine française, nous embarque dans son témoignage sur l’inceste qu’elle a subi entre ses sept et 14 ans par son beau-père. Se distinguant par son traitement d’un sujet considéré comme trop violent par certains, le récit explore avec minutie la relation complexe entre une victime et son bourreau. Tout au long de l’ouvrage, l’autrice détaille son parcours depuis sa naissance jusqu’à ses 46 ans, en passant par la rencontre de son beau-père, son enfance, sa vie familiale, les viols, sa décision en 2000 de porter plainte, et enfin, le déroulement du procès. L’autrice adopte une approche avant-gardiste, amorçant son récit en exprimant son désir d’écrire en étudiant la position du bourreau, condamné à neuf années d’incarcération, dans un langage se voulant souvent maladroit qui oscille entre plusieurs noms et adjectifs pour décrire la « Neige enfant ». Ce choix narratif offre au lecteur une perspective nouvelle et nuancée, tout en soulevant des questions importantes sur la nature humaine, allant de l’introspection personnelle à une analyse sociétale et sociologique.

La métaphore du tigre : cruauté et complexité

Au premier abord, l’image du tigre peut être interprétée comme représentant la victime du viol, combinant la force et la rage de survivre avec une vulnérabilité sous-jacente qui s’exprime par le sentiment de tristesse. Cependant, au fil de la lecture, le lecteur peut découvrir une nouvelle interprétation du titre, où le tigre décrit plutôt l’agresseur lui-même, le prédateur qui se jette sur sa proie silencieusement, sans éveiller les soupçons. Le terme « triste » pourrait ainsi refléter l’expression de regret ou de chagrin que le beau- père a pu exprimer, visant à manipuler les émotions et les sentiments de sa victime. Une attitude qui cherche à susciter de la compassion afin de justifier ses actes, tout en maintenant la victime dans le silence, la présentant comme provocatrice et responsable de l’agression. Cette manipulation, on la retrouve également au cours du procès du beau-père de Neige, où des excuses et des demandes de pardon seront utilisées pour atténuer la sanction.

L’autrice de Triste Tigre explore différents profils de violeurs. Certains présentent une psychologie pathologique, tandis que d’autres cherchent une gratification particulière à travers l’acte de domination sexuelle. Cet acte devient un moyen de contrôle, de puissance et de reconnaissance pour ces agresseurs. L’analyse de Neige Sinno approfondit la psychologie des violeurs, mettant en évidence leur besoin de dominer les victimes, autant sur le plan sexuel que mental. Persuader la victime de prendre plaisir à l’agression devient un objectif majeur, qui sert de cheval de bataille à la défense lors des procès. L’autrice montre que les violeurs, en l’occurrence son beau-père, cherchent alors à détruire l’innocence de la victime en rejetant la faute sur elle, sous prétexte que l’agression était un moyen d’exprimer de l’amour. L’exemple poignant de la jeune Neige, qui oscille entre rébellion et contradiction pendant la journée, jusqu’à sa soumission impuissante la nuit venue face à son beau-père, souligne la complexité des dynamiques familiales et des abus.

« L’analyse de Neige Sinno approfondit la psychologie des violeurs, mettant en évidence leur besoin de dominer les victimes, autant sur le plan sexuel que mental »

Au coeur des pensées d’une victime

Neige Sinno aborde le thème de la peur constante des victimes de viols répétitifs, illustrée dans des œuvres telles que Je verrai toujours vos visages, sorti au cinéma l’année dernière. L’écrivaine évoque les sentiments de terreur qui s’intensifient les nuits où l’agresseur ne se manifeste pas, créant une attente longue et étouffante due à l’incertitude de connaître le moment où la sentence tombera. Le livre explore de manière percutante les questionnements de la victime sur sa position en tant que « favorite » de l’agresseur, suscitant des interrogations déchirantes. Pourquoi ne vient-il pas ?

Ce questionnement atteint son apogée lorsque l’écrivaine découvre que l’agresseur fréquente d’autres femmes, ajoutant une dimension supplémentaire à la douleur et la confusion de l’expérience traumatisante.

L’autrice offre également des perspectives nuancées sur le processus de reconstruction individuelle des victimes, soulignant la réalité selon laquelle la guérison totale de cette honte peut s’avérer impossible, mais aussi l’importance d’apprendre à vivre avec cette dernière. Chaque individu réagit de manière unique à l’expérience du viol, déconstruisant son rapport à la sexualité. Sinno précise qu’il n’y a pas de réaction universelle chez les femmes violées, révélant que pour sa part, sa relation à la sexualité est épanouie. Bien qu’elle ne considère pas avoir de rapports troublés à la séxualité, elle admet avoir fait l’objet d’une introspection sur d’anciennes habitudes, cherchant à se réapproprier son rapport au sexe.

Entre soutien et déni

Triste Tigre explore aussi les réactions des proches, notamment celle de la mère de Neige, qui a mis près d’un an à quitter son conjoint après avoir appris ce qu’il avait fait subir à sa fille. Le livre dévoile les difficultés rencontrées par la victime pour sensibiliser sa mère à son combat et soulève une question cruciale sur la perception des violences subies, à savoir si la mère ignorait réellement les actes de son conjoint à l’égard de sa fille.

Une facette troublante du récit, quoique récurrente d’un témoignage à l’autre, concerne la défense persistante de l’agresseur par la communauté qui l’entoure. Dans Triste Tigre, l’homme était apprécié du village et la renommée de son profil de sauveteur en montagne semblait prévaloir sur les accusations portées contre lui. Cette réaction met en lumière les préjugés sociaux et la réticence à remettre en question la réputation d’une personne influente, notamment celle d’un homme, même face à des preuves accablantes, sous prétexte que le comportement de cet homme à leur égard s’est toujours avéré irréprochable. L’autrice souligne également l’importance de l’aveu de culpabilité émis par l’agresseur lors du procès. Sans cette confession, dû au nombre de témoignages en soutien à l’accusé, le dossier aurait vraisemblablement été classé sans suite. Neige Sinno nous livre ici une analyse percutante, qui dépeint les enjeux complexes du processus judiciaire et la nécessité de preuves tangibles pour rendre justice aux victimes, sans lesquelles le non-lieu est rapidement déclaré.

Une évolution littéraire

Les différentes autopsies des textes existants sur l’inceste et le viol, réalisées au début du livre permettent de retracer une trajectoire historique des représentations et de la compréhension du viol, de l’inceste et de la pédophilie dans la littérature. Les écrits de Christine Angot, Virginie Despentes, Toni Morrison, ainsi que les études des œuvres de Virginia Woolf et du fameux Nabokov, offrent une perspective intéressante sur la manière dont la société a abordé ces questions au fil des décennies et mettent en lumière les progrès et les défis qui persistent.

En examinant ces textes, nous pouvons mieux comprendre comment la littérature a façonné et reflété les changements culturels, tout en nous invitant à réfléchir sur la manière dont elle continue d’influencer notre compréhension collective des violences sexuelles. On note notamment l’ouvrage incontournable et controversé de Vladimir Nabokov, Lolita, publié en 1955. Cette œuvre emblématique a suscité des débats virulents et a marqué un tournant dans la manière dont la société percevait et discutait la pédophilie. L’auteur lui même avait reconnu un demi-siècle plus tard que son roman portait sur la pédophilie, et non pas sur la soi-disant provocation d’une enfant de 12 ans, tel que cela avait été interprété à l’époque. En comparant la réception et l’interprétation initiale de ce roman à celles d’aujourd’hui, Neige Sinno retrace l’évolution des normes sociales et des attitudes, à même la littérature.

Un témoignage éducatif

Triste tigre est donc plus qu’un simple roman-témoignage, c’est un texte didactique qui éclaire sur les réalités du viol, de la pédophilie et de l’inceste, mais aussi sur les réalités du système judiciaire : seulement 10% des femmes victimes d’agressions sexuelles décident de porter plainte, et seulement 1% de ces dépositions aboutissent à une condamnation. Neige Sinno conclut son roman sur un beau moment partagé avec sa fille, où elles discutent de l’importance du consentement, du choix et de la parole. Le livre nous propose alors une vue d’ensemble sur un système judiciaire trop souvent faillible, dans une société où la honte érige un mur de silence, où les victimes se taisent par peur du jugement des proches, où elles s’isolent sous le poids des secrets enfouis.


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