Le 14 février dernier, les Indonésiens se sont rendus aux urnes pour élire leurs prochains président et vice-président. En une journée, plus de 205 millions de suffrages ont été exprimés dans le pays avec le plus grand nombre de musulmans au monde. Prabowo Subianto, et son vice-président, Gibran Rakabuming Raka ont finalement remporté les élections. Avec une tendance de recul démocratique global et dans un climat marqué par la jeunesse de la démocratie indonésienne, la transition des 32 ans de dictature de Suharto date de seulement de 1998 ; ces élections marquent un chapitre décisif dans la politique indonésienne. Afin de mieux comprendre le contexte des ces élections et ce qu’implique l’arrivée au pouvoir de Prabowo, Le Délit s’est entretenu avec Erik Kuhonta, professeur au département de sciences politiques à l’Université McGill et expert en études de l’Asie du Sud-Est.
L’importance de ces élections
Ces élections dans la troisième plus grande démocratie du monde ont été suivies de près par de nombreux médias et gouvernements internationaux. L’Indonésie, située en Asie du Sud-Est, compte 273 millions d’habitants, dont 205 millions pouvant voter, répartis sur plusieurs milliers d’îles. Face aux nombreux et importants défis de développement, dont les inégalités économiques croissantes et les enjeux environnementaux qui ont forcé le déplacement de la capitale vers une autre île ; ces élections représentent un moment charnière pour le futur de l’Indonésie et de sa population.
Interrogé sur la dimension internationale de ces élections, Professeur Kuhonta a souligné leur importance à une échelle globale : « L’Indonésie est un pays très stratégique pour les États-Unis à cause de leur rivalité avec la Chine, donc géopolitiquement ce pays est très important dans sa relation avec les pays occidentaux. » Il ajoute par ailleurs que l’Indonésie a été présidente de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) jusqu’en 2023, ce qui en fait un pays d’autant plus influent à l’échelle régionale.
L’héritage présidentiel
Depuis 2014, Joko Widodo, communément appelé Jokowi, ancien gouverneur de Jakarta, est à la tête de la démocratie Indonésienne. Son mandat présidentiel a été marqué par une croissance économique annuelle supérieure à 5%. Le plan de développement économique de Jokowi s’est concentré sur l’exploitation des ressources naturelles du pays, dont le pétrole et le charbon, ainsi que la création de nouvelles infrastructures routières et ferroviaires. De plus, au cours de sa présidence, Widodo a débuté le projet pharaonique du déplacement de la capitale Jakarta vers l’île indonésienne voisine, Bornéo. Si Jokowi a été un innovateur dans le développement économique du pays, professeur Kuhonta nous a fait part de l’autre réalité de la présidence de ce dernier. En effet, le professeur nous explique qu’à l’arrivée en politique de Jokowi, ce dernier était perçu comme réformiste et différent des élites traditionnelles. En revanche, professeur Kuhonta note qu”« on a vu rapidement qu’il n’était pas très différent des autres politiciens. Il a notamment réprimé la société civile. Les analystes remarquent aujourd’hui que la démocratie indonésienne a subi un recul démocratique [donc un déclin graduel de la qualité des démocraties et de leurs institutions, ndlr]. »
Les acteurs clés
Le 14 février, avec plus de 55% des votes, c’est Prabowo Subianto et Gibran Rakabuming Raka qui se sont imposés comme président et vice-président respectivement. Ces deux hommes politiques ne sont pas inconnus de la scène indonésienne : Prabowo, âgé de 72 ans, est l’actuel ministre de la Défense et ancien commandant des forces spéciales (Kopassus) du régime autoritaire de Suharto . Le professeur Kuhonta explique ce que Prabowo à la présidence représente pour l’Indonésie : « Prabowo est très autocratique, ce n’est pas un général pragmatique et rationnel, il était aussi l’une des figures les plus autoritaires dans le régime de Suharto. » En effet, cet ancien général est accusé d’avoir bafoué de nombreux droits de l’Homme au cours de l’invasion indonésienne du Timor Oriental durant les années 1980, où 200 000 civils avaient été tués. Il est aussi accusé d’avoir participé à l’enlèvement de 22 partisants pro-démocratie en 1998, dont 13 sont encore portés disparus à ce jour. Le professeur note aussi que Prabowo a contesté les résultats des élections à deux reprises, en 2014, puis en 2019, après avoir perdu à la course présidentielle contre Jokowi, indiquant clairement que Prabowo « ne croit pas au processus démocratique ».
Aux côtés de Prabowo, Gibran Rakabuming Raka, fils de l’actuel président indonésien Jokowi et maire de Surakarta, est devenu le plus jeune vice-président de l’Indonésie, et ce, pour des raisons constitutionnelles. En effet, l’âge minimum pour se présenter à la présidence ou vice-présidence en Indonésie est de 40 ans, rendant donc Gibran, 36 ans, théoriquement non-éligible. Cependant, la cause a été contestée devant la Cour constitutionnelle et la règle a été modifiée afin de diminuer l’âge d’admissibilité aux élections présidentielles à 36 ans aux personnes ayant une expérience ultérieure dans la fonction publique. Étant maire de Surakarta depuis plus de deux ans, Gibran Rakabuming Raka a coché toutes ces cases et est devenu le partenaire politique de Prabowo. Cette baisse de l’âge d’admissibilité a été à l’origine d’une polémique dans le pays puisque le président de la cour constitutionnelle était le beau-frère de Gibran. La course à la vice-présidence de Gibran a donc été marquée d’accusations de népotisme dû au changement constitutionnel affairé à son égard et le soutien politique de son père. De plus, le fait que le fils de Jokowi puisse accéder au pouvoir directement après le mandat de son père inquiète la population indonésienne. L’entrée en politique de Gibran donne l’opportunité à Jokowi de créer une dynastie politique, phénomène récurrent en Asie du Sud-Est comme en Philippines et en Thaïlande et de maintenir une certaine influence en politique après la fin de son mandat par l’entremise de Prabowo et de Gibran. Professeur Kuhonta note que cela est peut probable, car « Prabowo est beaucoup trop puissant lui-même. Ce n’est pas Jokowi qui va l’influencer dans ses aspirations. » Il est aussi important de noter que Jokowi et Prabowo ont été ennemis politiques de longue date, ayant des idéologies politiques drastiquement différentes. En 2019 le président a coopté Prabowo dans sa coalition comme ministre de la Défense citant des « raisons d’unité nationale ». C’est suite à cette union que Prabowo a formé une alliance avec Gibran, le fils de Jokowi, afin de devenir président en 2024. Le professeur Kuhonta note que cette union à été établie en partie pour la raison suivante : « Pour Prabowo, Gibran légitimisait sa campagne, et lui donnait l’appui d’un président populaire comme Jokowi. » Cette légitimation est importante en raison du passé contesté de Prabowo au sein du régime dictatorial de Suharto.
« L’entrée en politique de Gibran donne l’opportunité à Jokowi de créer une dynastie politique, phénomène récurrent en Asie du Sud-Est, comme en Philippines et Thaïlande […] »
Le futur de l’Indonésie
Durant cette campagne électorale, Prabowo a mis en avant un plan d’action ayant comme principaux buts le développement des hôpitaux, les repas gratuits pour tous les écoliers et l’amélioration des services sociaux, nous explique le professeur Kuhonta. Prabowo a aussi insisté sur le désir de continuer les réformes économiques et de développer les infrastructures que Jokowi a mis en place depuis 2014. Afin de gagner le vote du public, il a travaillé son image à travers une campagne sur les réseaux sociaux comme sur la plateforme TikTok dans le but de se donner l’image d’une figure paternelle et inoffensive en laquelle le peuple indonésien pourrait faire confiance. Le professeur Kuhonta explique que Prabowo a beaucoup joué sur la jeunesse au sein du pays : « Les jeunes ne se rappellent pas du règne autoritaire de Suharto et cela joue en sa faveur. » Ses efforts ont porté leurs fruits. Prabowo remporte la majorité, plus de 30 ans après le règne autoritaire de Suharto auquel il a activement contribué.