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1995 : Une saga qui se renouvelle

La formule Trogi gagne en maturité.

Eileen Davidson

Le plus récent volet de la saga autobiographique, intitulé 1995, entame un nouveau chapitre de la vie de Ricardo Trogi. Le réalisateur nous plonge à nouveau dans ses souvenirs de jeunesse, où nous l’accompagnons au fil des mésaventures qui ont ponctué sa participation à l’émission La course. Retour sur un film à la fois émouvant et comique, qui se veut engagé, mais qui s’avère parfois maladroit dans son approche.

La course selon Trogi

Diffusée sur les ondes Radio-Canada entre 1988 et 1999, La course destination monde, plus communément surnommée La course, consistait en une forme de téléréalité qui rassemblait quinze aspirants réalisateurs. Au fil d’une épopée autour du monde, les concurrents étaient tenus de filmer une série de courts-métrages qui étaient ensuite présentés hebdomadairement aux juges et au public.

Ici se dessine la première faille du long-métrage : la promesse d’une aventure autour du monde. Pour une vingtaine de destinations annoncées, seulement une poignée sont dépeintes à l’écran. En effet, le périple en Égypte du réalisateur en herbe occupe la grande majorité du film, une décision qui peut surprendre, surtout lorsqu’on considère la séquence interminable que constitue les mésaventures du jeune Trogi aux douanes égyptiennes. Certes, cette scène où Ricardo tente de récupérer un colis qui contient une nouvelle caméra s’avère cocasse, mais elle s’éternise. Si le but de cette séquence était de reproduire par catharsis l’exaspération du protagoniste : mission accomplie.

Une odyssée intime

La narration en voix-off, élément récurrent de la saga Trogi, se poursuit dans 1995. Bien qu’elle réitère le talent incontestable de conteur du réalisateur et qu’elle s’avère toujours aussi efficace pour exprimer les pensées intérieures de Ricardo, elle devient par moments trop appuyée, surtout lorsqu’elle offre un substitut aux dialogues. Par conséquent, les personnages secondaires écopent d’un traitement superficiel, qui les campe dans un rôle de figurant. Incarnée par Rose Adam, la sœur cadette de Ricardo, Nadia Trogi, est pratiquement reléguée aux oubliettes ; celui de Guillaume Gauthier, concurrent à La course, est purement anecdotique ; et Younis, rencontre impromptue de Ricardo lors de son vol vers l’Égypte, frôle parfois la caricature de l’homme oriental. Là réside peut-être le problème : les personnages qui entourent Ricardo ne sont pas des individus à part entière, mais bien des adjuvants dans sa quête, des outils exploités par le réalisateur pour le développement de son protagoniste. Certes, il s’agit d’un film autobiographique dont Ricardo est évidemment le personnage central, mais cette plongée dans l’univers intérieur du cinéaste est cette fois-ci trop individualiste : c’est véritablement un one-man show qui frôle parfois le narcissisme.

Comment concilier ses propres ambitions avec celles du milieu artistique ? C’est la question qui traverse l’ensemble de l’œuvre.

Seul Benito, le père de Ricardo, échappe à cette superficialité qui s’empare des personnages. Sa performance repose sur des non-dits, sur ses rêves avortés de mélomane, qui souhaite protéger son fils de l’indifférence du milieu artistique, sans trop savoir comment s’y prendre. Un jeu sensible et subtil qui dissimule une véritable tendresse sous une apparence stoïque.

Une maturité qui invite à la réflexion

Contrairement à ses prédécesseurs, 1995 surprend par ses moments plus tendres et réflectifs. Comment concilier ses propres ambitions avec celles du milieu artistique ? C’est la question qui traverse l’ensemble de l’œuvre. Si cette dimension plus mature peut déplaire aux amateurs férus de l’humour de la saga, elle bénéficie nettement au rythme du film et à l’évolution des personnages. Cette transition ne s’effectue pas sans encombres : le fil oscille entre des moments de grande lucidité artistique et des passages où la recherche d’authenticité semble être mise à mal par un besoin de plaire ou de se racheter. Le retour sur le court-métrage de Trogi, réalisé en Égypte, qui porte sur le thème de l’excision, en est sans doute l’instance la plus flagrante. Suite aux réactions mitigées des critiques de La course, Trogi reconnaît la maladresse de son approche. Et pourtant, au moment même où il dénonce l’ethnocentrisme de son œuvre passée, il reproduit paradoxalement les mêmes erreurs ; la bande sonore stéréotypée qui résonne alors que se succèdent à l’écran des images de jeunes filles égyptiennes semble davantage exotisante qu’empathique. En cela, Trogi reproduit, trente ans plus tard, ce qu’il reproche à son court-métrage initial.

Malgré ces faiblesses, il serait injuste de ne pas reconnaître les qualités artistiques du film : la cinématographie est sans doute la meilleure que Trogi ait réalisée jusqu’à présent, et la fin du film, bien que légèrement abrupte, clôt le périple de Ricardo sous l’emblème de la nostalgie. La superficialité de certains aspects ne parvient pas à masquer totalement la sincérité de l’effort, et 1995 s’impose ainsi comme une œuvre incontournable pour comprendre l’évolution artistique de Ricardo Trogi.


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