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Naviguer au sein du Parlement européen

La navigatrice Catherine Chabaud fait le bilan de son expérience en tant qu’eurodéputée.

Jade Lê | Le Délit

Les élections européennes de juin dernier ont été marquées par une montée sans précédent des extrêmes droites en Europe, et d’un net recul des partis écologistes. Ces élections marquent un pas décisif dans la politique européenne, mais elles signent aussi la fin de toute une législature au parlement.

En marge de ces événements, Le Délit a réalisé une entrevue avec Catherine Chabaud, une eurodéputée française qui s’est engagée pour défendre les causes environnementales à l’échelle européenne entre 2019 et 2024. Cet article a pour but de faire le bilan de l’expérience européenne de cette navigatrice engagée, pour qui la politique n’a pas été une carrière à part entière.

En effet, Catherine Chabaud est avant tout connue pour être la première navigatrice à avoir terminé un tour du monde en solitaire lors du Vendée Globe en 1996–1997. Parallèlement à la navigation, elle a aussi été journaliste spécialisée dans les questions environnementales, et s’est investie à plus petite échelle dans divers projets liés à la protection des océans et à la sensibilisation au réchauffement climatique.

Le Délit (LD) : Pourquoi pense-ton à s’engager en politique quand on est navigatrice ? Et pourquoi à l’échelle européenne ?

Catherine Chabaud (CC) : J’ai eu envie de m’engager à cause des plastiques que j’avais vus en mer, pour la première fois en plein milieu de l’Atlantique en 1991. Je me disais : « La situation est grave et personne n’en parle. » J’ai refusé de m’engager dans la campagne électorale européenne en 2004, en 2009, en 2014, et j’ai fini par accepter en 2019. Pourquoi ? Parce qu’en 2019, j’ai compris que, dans un sens, je faisais déjà de la politique depuis longtemps. Je considère que faire de la politique, c’est porter des idées, avoir une vision, essayer d’embarquer les gens, essayer de faire changer le monde pour que cette vision soit appliquée. Moi, la mienne, elle concerne beaucoup la préservation de la mer, de l’océan, et plus généralement, le développement durable. Il y a un moment, je me suis dit : « Il faut que je puisse agir sur le cadre législatif, sur les lois. » Et finalement, l’Europe était le bon échelon pour faire cela, parce que quand tu travailles sur un cadre législatif, surtout au sujet de l’océan, tu ne travailles non pas pour un pays, mais pour 27. Ce n’est pas avec un seul pays qu’on change la gouvernance de l’océan.

« Ce n’est pas avec un seul pays qu’on change la gouvernance de l’océan »

Catherine Chabaud, navigatrice et eurodéputée.

LD : L’Union Européenne est une administration très large. Au Parlement, tous types de sujets et thèmes sont étudiés. Concrètement, comment fonctionne le travail d’une députée européenne, et qu’est-ce qui vous a le plus plu dans ce travail ?

CC : La commission européenne agit comme un gouvernement qui propose une ambition. D’abord, elle a fixé pour les cinq ans un cadre de travail, qui s’appelle le Green Deal (Pacte Vert, tdlr), donnant pour objectif la neutralité climatique en 2050 et avec un point de passage de réduction en 2030 à moins 55% de nos émissions de dioxyde de carbone. Et elle décline cet objectif en toute une série de paquets législatifs, un paquet de lois sur le climat, un paquet de lois sur la biodiversité, sur l’économie circulaire, etc. J’étais membre de trois commissions parlementaires [des groupes de travail dédiés à une thématique, et composés de plusieurs parlementaires qui analysent et préparent les textes de lois avant qu’ils ne soient débattus et votés en séances plénières, ndlr]. Je faisais partie de la Commission environnement, la Commission pêche, et la Commission développement. C’est dans ces commissions qu’on travaillait beaucoup. Je défendais mes idées sur la mer. Par exemple, dans un texte sur les eaux urbaines résiduaires, je disais : « Attention, parce que ces eaux, si elles ne sont pas bien gérées, elles vont aller à la mer et polluer. » C’est à ce moment-là qu’on fait des amendements pour essayer de modifier les textes et de défendre nos idées. En marge du travail législatif, on rencontre ce qu’on appelle des parties prenantes, parce que tu as besoin, quand tu travailles sur un texte, de rencontrer les gens qui sont soit spécialisés, soit concernés par ce sur quoi tu t’apprêtes à voter. Tu as besoin de mieux comprendre les enjeux et connaître leur point de vue. Enfin, une fois qu’on est tous d’accord, on arrive à faire ce qu’on appelle des compromis. Et ça, c’est le plus intéressant, c’est la base de la négociation à l’échelle européenne.

LD : Maintenant que votre mandat s’est achevé, quel bilan faites-vous du travail de l’Union Européenne pour l’environnement ?

CC : Comme ça fait 20 ans que je suis engagée, il faut admettre une chose, c’est qu’à l’instant T, je ne suis jamais satisfaite. Je suis toujours impatiente parce qu’il y a une véritable urgence. Mais d’un autre côté, quand je regarde dans le rétroviseur, on a fait des pas de géant depuis 20 ans. Pendant cinq ans, on aura vraiment, à mon avis, construit un cadre [par exemple, avec l’adoption de textes clés comme le Green Deal, le plan Fit for 55 (En forme pour 55), la réglementation sur les plastiques à usage unique, la stratégie européenne pour la biodiversité, ndlr]. Même si en fin de mandat, on a été freiné par de nombreuses forces politiques négatives, la transition est en marche et l’Union Européenne inscrit des choses de manière assez définitive.

LD : Pour vous qui vous êtes engagée à travers de nombreuses manières pour la protection des océans, pensez- vous que la politique soit suffisante pour changer les choses d’un point de vue environnemental ?

CC : Je te dis non, puisqu’en fait, ce qui est important, ce sont toutes les formes d’engagement. Il n’y a qu’un seul océan, on est tous responsables à titre individuel et collectif de sa protection. Je peux m’imposer un cadre législatif personnel en changeant mes pratiques. Je peux agir à l’échelle individuelle, à l’échelle familiale, à l’échelle d’un territoire, à l’échelle d’une entreprise. On a besoin de tous les échelons. Les politiques fabriquent un cadre législatif qui doit permettre d’accélérer ces choses, mais c’est tout.

LD : Ces derniers mois, le sujet de la protection de l’environnement a été considérablement mis en suspens au profit des enjeux sécuritaires ou encore de pouvoir d’achat en Europe. La crise agricole de janvier et février 2024 a notamment illustré la tension existante entre protection de l’environnement et préservation du pouvoir d’achat. Ces enjeux sont-ils nécessairement opposés ? Comment fait-on pour travailler pour la protection des océans dans ces moments où l’attention semble être portée ailleurs ?

CC : Selon moi, la vraie problématique de tous ces enjeux, c’est qu’ils sont traités en silos et pas de manière intégrée, alors que souvent, les réponses à un problème viennent des réponses qu’on va apporter à un autre problème. Certaines personnalités politiques vont par exemple dire : « Ça va bien l’environnement, il y a d’autres priorités. » Non, parce que les enjeux sont tous interdépendants. Le pouvoir d’achat influence la santé, comme l’environnement influence la santé et le pouvoir d’achat. Si tu prends l’exemple de la crise agricole, je suis persuadée qu’elle a été exploitée par des gens qui voulaient à ce moment-là freiner les avancées, notamment sur la Loi sur la Restauration de la Nature qui était censée être dramatique pour les agriculteurs, parce qu’on allait leur demander plus d’efforts. En réalité, les agriculteurs seraient les premiers bénéficiaires d’écosystèmes plus sains. Je crois fondamentalement qu’il y a une valeur, un intérêt économique à la transition écologique. Bien sûr qu’il faut faire attention, qu’il faut redonner du pouvoir d’achat, mais si tu veux traiter ces sujets, il ne faut pas les opposer entre eux. Il faut apprendre à les traiter de manière intégrée.

Dans une vidéo récapitulative de son mandat publiée début avril, Catherine Chabaud conclut : « “Composer, cela suppose d’anticiper”. C’est le maître mot du navigateur. Or, aujourd’hui face à ces crises, nous nous comportons collectivement comme le marin qui verrait la tempête, et ne réduirait pas la voile. Nous sommes déjà dans la tempête, alors agissons. »


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