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La métamorphose de Catherine Souffront Darbouze

Procureure hier et artiste aujourd’hui, Souffront se confie sur un changement de voie réussi.

Harantxa Jean | Le Délit

Lorsqu’on recherche « Catherine Souffront Darbouze » sur internet, l’algorithme nous projette une artiste québécoise d’origine haïtienne à la chevelure bouclée et au sourire étincelant. Elle enchaîne les couvertures de magazines revêtue de créations aux teintes vives et aux mille-et-unes coupes, mais jamais en nous donnant l’impression qu’elle se vend : elle semble s’affirmer. Dans une ère prônant la spécificité, elle incarne une version moderne du Renaissance man, où chaque couleur de sa palette représente un talent n’attendant que d’être forgé, martelant les idéaux d’une route déjà tracée ; une « cage dorée ». Pourtant, si nous avions recherché le même nom sur le web il y a six ans, les teintes vives de ses vêtements seraient troquées pour une toge de jais au collet brodé, autant serré qu’un chignon laissant à peine entrevoir la fougue de ses boucles. Jamais nous n’aurions pu imaginer que la voix résolue de cette procureure de la Couronne, servant autrefois à défendre des victimes de violence conjugale, aurait pu être un tel vecteur, donnant vie, par sa profession d’actrice, à des personnages aussi riches en quêtes qu’en complexité. Mais pourquoi se limiter ? Se « limiter » est un mot fort lorsque nous évoquons une personne ayant atteint ce que certains pourraient qualifier du summum de l’intelligentsia. La profession de procureure est certes prestigieuse, mais cette référence capillaire sert ici d’analogie au conformisme social.

Le Délit (LD) : Je porte attention à vos cheveux, qui pour moi, en tant que femme noire [Harantxa Jean, ndlr], sont une belle métaphore de la vie. Un chignon serré projette une image « soignée », conforme aux attentes sociétales, mais dissimule un potentiel prêt à se libérer et à éclore. Quand vous avez décidé de détacher vos « boucles » artistiques pour embrasser votre créativité après tant d’années dans le droit, avez-vous ressenti une libération similaire, comme si vous laissiez enfin germer une partie de vous-même qui était restée cachée trop longtemps ?

Catherine Souffront Darbouze (CSD) : Mon Dieu, c’est vraiment beau ! Il est vrai que mon épanouissement et mon changement capillaire coïncident avec mon parcours professionnel. Je pense que dans les deux cas, c’est similaire, c’est-à-dire qu’entendons-nous : nous passons notre vie à essayer de rentrer dans moule. Nous nous créons un « moi composé de tout ce que les gens que l’on aime désireraient que l’on soit, aimeraient que l’on devienne », et composé de l’idée que l’on a de nous-mêmes. J’ai suivi ce « moi » plurivoix, qui m’a menée jusqu’à la Couronne. Puis, c’est vraiment le fait de ressentir des émotions extrêmement conflictuelles qui m’a poussée à me remettre en question : ce « moi » plus profond, ne serait-il pas ailleurs ?

C’est donc à la recherche de celui-ci que j’ai changé de carrière, et que j’ai changé de cheveux. Je lissais souvent mes cheveux [lorsque j’étais procureure, ndlr] parce que this is what we do ! (c’est ce que nous faisons!, tdlr) C’est beau, c’est « conforme ». À l’école aussi j’utilisais du défrisant. Je ne savais même pas à quoi ressemblaient mes cheveux naturels. C’est à la suite de la recherche de ce « moi » authentique que je me suis demandé : comment puis-je ignorer ce qui pousse de ma propre tête ?

(LD) : Vos cheveux feraient donc partie de votre identité ?

(CSD) : Mais complètement ! J’ai senti un appel, une voix, qui criait fort à l’intérieur de moi. Notre devoir sur cette Terre, c’est d’honorer qui nous sommes, de façon authentique. Pour cela, encore faut-il qu’on se trouve. Ma boussole intérieure m’a guidée vers les arts, mais également vers cette découverte de mes cheveux. Et ces transitions, professionnelle et capillaire, ont été des libérations.

(LD) : Vous avez mentionné une honte liée à votre changement de carrière, voire au simple fait d’affirmer votre désir de devenir artiste. C’est une pression qui résonne particulièrement pour les enfants issus de l’immigration, souvent tiraillés entre leurs aspirations personnelles et les attentes familiales. En regardant en arrière sur votre enfance, quels étaient les rêves de la jeune Catherine avant de se soumettre aux attentes des autres ?

(CSD) : Je pense que les rêves de la jeune Catherine, c’est littéralement ma vie en ce moment. Depuis que je suis toute petite, je suis quelqu’un d’artistique. J’aime dessiner, j’aime chanter… Au secondaire, j’ai joué dans des comédies musicales, des cours de théâtre, j’adorais les cours d’arts plastiques. C’était une façon de me consacrer à ma fibre naturellement artistique. Après, je suis allée au CÉGEP ; j’ai étudié en Sciences de la Nature. Si jamais un jour, je me réveille un matin, et que je voudrais être médecin — toutes les portes sont ouvertes ! Donnez-moi un marteau que je me fracasse le crâne [rires]!

Mais c’est tellement nuancé, parce que l’on a des parents et des grands-parents qui ont fui l’instabilité politique pour s’assurer d’un futur meilleur pour leur progéniture. Donc, je pense que cette honte est normale. Chaque génération transmet leurs peurs à leurs enfants. Chaque génération espère que la suivante pourra réussir là où elle a échoué. Et ils ont fait de leur mission de nous donner les outils pour que l’on puisse réaliser leur idéal. Le problème, c’est quand l’idéal d’une génération ne correspond pas à l’idéal de la suivante — c’est là où la honte surgit.

En grandissant, aucun parent immigrant ne dira à son enfant : « Oui, je t’encourage, saute à pieds joints dans ce qui est pour moi, un vide. » J’ai vu les sacrifices de mes parents pour que je puisse atteindre leur idéal : la sécurité. Et j’ai suivi cette voie, parce qu’elle faisait du sens, et je ressens aussi ce devoir de rendre mes parents fiers. Cette pression n’est ni vide, ni insipide. Elle m’a permis d’avancer. Mais dans ce processus, le piège, c’est de se travestir, de ne plus être soi-même. C’est comme marcher sur une corde raide.

Aujourd’hui, six ans plus tard, mes parents comprennent tellement. Ils ont cheminé ce changement avec moi. Des fois, c’est nous qui apprenons des choses à nos parents. Ils nous ont tout donné, et je leur redonne authentiquement en étant moi-même, et en leur prouvant qu’il y a d’autres voies qui sont possibles, autres que le classique ingénieur, avocat, infirmière, médecin. Il y a quelque chose de noble là-dedans, mais il ne faut pas que cela devienne une pression démesurée.

« Oser nous voir dans notre succès, de nous montrer en train de rayonner, ça déstabilise »

(LD) : Cette voix créative qui cherchait à s’exprimer, à quel moment est-elle devenue impossible à ignorer ?

(CSD) : Ce sont des petits moments. Je me rappelle, à la première saison de La Voix – j’avais déjà fait un petit concours de chant – et plusieurs des participants de ce concours passaient les auditions. J’étais dans la cuisine, à huit ou neuf heures du soir, et je vois cela à la télé pendant que j’étudie pour l’examen du barreau. Je me rappelle de m’être mise à pleurer, parce que le clash était tellement immense. C’était des gens que je connaissais, qui avaient fait d’autres choix que les miens.

Après, j’ai continué, j’ai fait mon barreau et j’ai travaillé quatre ans, ‘cause we’re not quitters ! (car nous ne sommes pas des lâches!) Je voulais aller au bout de cette entreprise-là. Tout cela, je l’avais normalisé, c’était mon standard. Mais honnêtement, après deux ans à la Couronne, j’ai commencé à me questionner : Is this it ? (Est-ce tout ce que la vie a à offrir ?) Je regardais autour de moi, et je me demandais comment les autres pouvaient être satisfaits. Oui, j’étais une bonne procureure, mais à quel prix ?

Je sais que cela sonne dramatique, mais je me demande souvent : « sur mon lit de mort, est-ce que c’est une décision que je risque de regretter ? » Et la réponse s’est imposée d’une limpidité : si je n’essaye pas de mettre les deux pieds dans le monde artistique, je vais le regretter, c’est certain. Et pour moi, that’s a good enough reason (c’est une assez bonne raison). 

(LD) : Une artiste dotée d’une dualité culturelle jongle souvent avec le devoir de valoriser ses racines ethniques, tout en ayant une appartenance à sa culture d’accueil. Ce mandat implique de revêtir le chapeau parfois lourd d’activiste ; un rôle qui vous était naturel dans votre carrière de procureure. En quoi ce côté justicier vous a‑t-il aidée dans la co-écriture de Lakay Nou , une télé-série reliant Haïti à la culture québécoise ?

(CSD) : C’est super intéressant. Je te dirais que je ne m’enfarge pas dans les fleurs du tapis : ma motivation ne vient pas des autres. Je fais des choses qui me tentent. Et en général, si cela me tente, c’est qu’il y a une raison. Lakay Nou [« Notre Maison », en créole haïtien, ndlr] , c’est parti d’une motivation égoïste ! De nous voir, les haïtiens, représentés à l’écran tel que moi je nous vois. Mais la beauté, c’est que je crois que lorsque nous apprenons à suivre notre boussole intérieure, nous ne sommes pas seuls à penser ainsi ! Les idées sont des énergies ; elles vont cogner à la porte des gens. Et cette idée, elle est venue à moi et à Frédéric Pierre [concepteur, producteur, co-auteur et comédien dans Lakay Nou, ndlr] à peu près en même temps. Je lui ai dit : « j’ai une idée, voici les grandes lignes », et il m’a dit : « j’ai littéralement la même idée, c’est mon projet cette année. » 

Donc, quand je dis « égoïste » ce n’est peut-être pas le bon mot, mais ma motivation est reliée à quelque chose d’intuitif. Je ne vais pas forcément aller chercher auprès des autres, parce que cela va me rajouter des épices qui ne sont pas les miennes, et elles ne doivent pas être la base de ma recette. J’ai réalisé que mon désir de me voir ainsi représentée, hors du misérabilisme, c’était un désir qui était partagé ! On dit souvent que montrer la black joy [ joie noire, la joie ressentie par les personnes noires, ndlr], c’est un acte de militantisme en soi. Parce que les gens sont plus habitués à nous voir dans notre misère. Oser nous voir dans notre succès, de nous montrer en train de rayonner, ça déstabilise. Donc oui, maintenant, je vois que Lakay Nou, est représentatif de quelque chose d’audacieux qui fait en sorte que… C’est une première ! Qui vient presque avec le fait d’être activiste. Mais quand nous sommes Noirs, on est tout le temps activistes.

Noah-Alec Mina

Parce que dès que l’on fait quelque chose qu’aucun Noir n’a fait auparavant, on est « le premier », « le pionnier ». C’est un chapeau qui nous revient pas mal tout le temps. J’avoue que je n’ai pas du tout de malaise, parce que je suis fière de ma création, et elle me réconcilie avec le droit. Je me dis que « mon petit côté justicier, et bien le voici, le voilà ! »

(LD) : La création et le pitch d’une série comme celle-ci ont sans doute impliqué des défis uniques. Avez-vous été confrontés à des frictions culturelles lorsque vous avez présenté ce projet à Radio-Canada ?

(CSD) : C’est sûr que l’on a ressenti une pression. Je pense que Radio-Canada étaient excités, ils avaient hâte de diffuser une émission qui met en valeur la communauté noire, et nous sommes arrivés au bon moment, avec le bon projet. Nous tenions à avoir notre show au Québec avec nos particularités, nos accents et nos cultures, et Radio-Canada a embarqué à pieds joints.

Par contre, nous avions conscience que, d’un coup que l’émission floppe, combien de temps est-ce que ça prendrait avant que Radio-Canada accepte à nouveau une émission avec une distribution noire ? Donc je vous mentirais si je vous disais qu’il n’y avait pas une pression additionnelle.

En même temps, l’auditoire a tellement bien accueilli la série que je crois qu’on avait sous-estimé l’évolution des gens et leur capacité d’accueillir une émission comme telle. On est rendus là.

(LD) : Est-il difficile de naviguer entre Catherine l’interprète de personnages et Catherine la scénariste, ou existe-t-il un persona unificateur derrière ces multiples facettes ?

(CSD) : La personne derrière, c’est la créatrice. Oui, je suis comédienne, mais il reste que toutes ces vocations sont des étiquettes sur un bol. Je ne suis pas l’étiquette, je suis le bol. Je suis un véhicule ; un contenant. Je veux créer, mais je ne suis pas à l’abri d’un autre changement de carrière. Catherine, la créatrice, est consciente que chacun de mes titres ne sont que des titres, et non pas qui je suis. Là, la comédienne tombe en mode veille, et j’entre plus dans le monde de la chanson.

(LD) : Vous avez auparavant mentionné que le rôle de Coralie dans la série jeunesse L’île Kilucru a été un cadeau qui vous a été offert par la vie. Ce rôle de sirène chantante a‑t- il contribué à nourrir vos rêves les plus ambitieux, culminant avec la sortie de votre premier single, Pick Me Up, au printemps dernier ?

(CSD) : La vie, c’est comme une danse, et si tu écoutes bien ses signaux, elle va te dire où aller. J’avais déjà eu un projet musical avant le rôle de Coralie et c’était tellement compliqué. Au bout de tout ça, j’ai compris le message : ce n’était pas le bon moment. Si le fruit n’est pas mûr, ça ne sert à rien de l’arracher. Quand Coralie est arrivée, je n’avais rien demandé. Pour moi, c’était un clin d’œil de la vie et un beau renouement avec la musique.

De la même manière, quand le magazine Elle Québec m’a approchée pour ma couverture, je travaillais déjà sur de la musique avec de nouveaux collaborateurs extraordinaires. Alors, je me suis dit : pourquoi ne pas créer une chanson qui coïnciderait avec la parution du magazine ? Avec un mois pour tout boucler, le son était finalisé et prêt à être diffusé sur les plateformes ! Donc tout s’est aligné pour que cela fonctionne.

« Je veux créer, mais je ne suis pas à l’abri d’un autre changement de carrière. Catherine, la créatrice, est consciente que chacun de mes titres ne sont que des titres, et non pas qui je suis »

En ce moment, je suis en train de découvrir mon style musical. Mon futur EP sera peut-être la chose la plus décousue de la planète, parce que j’ai envie d’explorer plein de trucs. La vie est un laboratoire. Et quand tu le comprends enfin, les choses deviennent bien plus amusantes.

Ultimement, cette « apprentie alchimiste », comme elle se définit si bien sur les réseaux sociaux, mélange ses ingrédients pour concocter la meilleure des potions. Vous pourrez découvrir le résultat de cette alchimie sur le grand écran à partir du 8 novembre 2024 dans Le Cyclone de Noël, et avec son retour dans les prochaines saisons de Lakay Nou et L’œil du cyclone, prévues pour l’an prochain.

(LD) : Votre polyvalence nous pousse à interroger le mantra qui guide votre officine créative. Si vous aviez un dicton à créer, lequel serait-il ?

(CSD) : La vie est un jeu de serpents et échelles. N’oublie pas de jouer, et de te rappeler que ce que tu crois un échec, est peut-être une échelle. Alors n’aies pas peur d’essayer.


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