Le Festival international de la littérature (FIL), est un événement incontournable de la scène littéraire montréalaise, qui célèbre depuis maintenant trois décennies la magie des mots et des récits. Bien plus qu’un simple festival littéraire, le FIL est une véritable ode à la littérature sous toutes ses formes, offrant à chaque édition une expérience unique où la littérature se mêle au théâtre, au cinéma, à la danse et à la musique. La littérature se libère des carcans du livre et prend d’assaut les ruelles, les tavernes et les cinémas. Ce sont des lectures, des performances, des poèmes murmurés ou scandés qui résonnent, des mots qui dansent dans les rues et s’immiscent dans le quotidien des Montréalais. Des apéros littéraires aux cabarets festifs, en passant par des hommages aux grandes plumes d’ici et d’ailleurs, cet événement multidisciplinaire s’empare depuis 1994 du Quartier des spectacles, où se rencontrent écrivains, artistes et passionnés de la littérature sous toutes ses formes.
Au-delà de son rôle de créateur d’événements littéraires, le FIL se positionne également comme un acteur majeur dans la professionnalisation des arts littéraires. Il offre un soutien artistique et financier aux écrivains et aux artistes, leur permettant de collaborer avec des professionnels du milieu et de présenter leurs œuvres devant un public passionné. Le festival sert également de vitrine, assurant la visibilité des spectacles auprès d’un large public, et permettant à la littérature de rayonner bien au-delà des frontières québécoises.
L’édition de cette année marque un jalon symbolique, soit les 30 ans du festival. 30 ans d’expérimentation, au cours desquels la parole écrite a pris vie au fil des mises en scène et des dialogues entre artistes. 30 ans de programmations surprenantes, riches et diversifiées, où la littérature s’est intégrée à la vie urbaine montréalaise, où chaque coin de rue devient une scène potentielle, chaque recoin une page blanche prête à accueillir une nouvelle histoire.
Pour souligner comme il se doit cette 30e édition du FIL, une exposition installée à la galerie de l’Espace culturel Georges-Émile-Lapalme fait un retour ludique sur le parcours du festival. Elle retrace ses débuts depuis 1994 jusqu’à sa renommée d’aujourd’hui, qui s’étend bien au-delà de l’île de Montréal.
Lors du dévoilement de sa programmation le 20 août dernier, l’effervescence régnait déjà parmi les invités. En effet, au-delà de son exposition commémorative, le FIL a su célébrer en grand ses 30 ans : ce sont des artistes renommés qui participent à cette édition, des auteurs reconnus sur la scène littéraire, des comédiens chéris par le public québécois, et des metteurs en scène d’expertise. Parmi ces visages familiers, on reconnaît Dominique Fortier, Anaïs Barbeau-Lavalette et Antoine Charbonneau-Demers.
Terrasses : lecture polyphonique
C’est d’abord le spectacle Terrasses, adapté du récit éponyme de Laurent Gaudé, qui a inauguré le festival ce mercredi 18 septembre. Si à Paris, en mai dernier, l’adaptation scénique de Denis Marleau a bouleversé le public, à Montréal, c’est sous la forme d’une lecture-spectacle que le récit prend vie. La mise en scène épurée nous invite à assister aux derniers échos d’une soirée ordinaire, pour laisser place à ce moment suspendu, cette fracture entre l’avant et l’après.
C’est sous les yeux attentifs de l’auteur lui-même que se déroule cette lecture percutante des événements survenus au Bataclan le 13 novembre 2015, où au cœur de la chaleur humaine, l’ombre s’est glissée, implacable, prête à frapper. Le texte, à la fois intime et universel, sombre et lumineux, réinvente la poésie de Gaudé et capture les dernières lueurs d’une normalité volée, avec une simplicité désarmante. Des comédiens prêtent leurs voix aux personnages, incarnant les éclats de vies brisées qui s’entremêlent dans un tableau collectif d’une humanité fragile, mais résiliente.
Le texte de Gaudé, porté par la musique de Jérôme Minière, devient une véritable onde qui traverse le public. Dans le silence qui ponctue chaque réplique, la poésie des mots de Gaudé est réinventée : « Nous resterons tristes longtemps, mais pas terrifiés », répètent les voix, comme un mantra, une promesse de résilience.
La représentation du mercredi soir a lieu devant une salle comble, tout comme celle du jeudi soir d’ailleurs, telle que la mention « COMPLET » sur le site du FIL l’indique. À la fascination initiale s’ajoute un bouche-à-oreille convaincant, qui consacre le sort de cette deuxième représentation : c’est avec une ovation que s’est clôt l’ultime lecture-spectacle.
La belle-mère : un conte de fée réinventé
Alors que Terrasses vivait pour une deuxième soirée un succès retentissant, j’assistais à la première représentation de La belle-mère, un spectacle mis en scène par Elkahna Talbi, elle-même comédienne et « slameuse ». Si l’aura de célébrité de Laurent Gaudé a sans doute contribué à l’engouement autour de Terrasses, La belle-mère n’a pas bénéficié d’une notoriété similaire.
« La belle-mère, cet archétype millénaire, objet de méfiance et de malentendus dans l’imaginaire collectif occidental, se dépouille ici de ses oripeaux de sorcière maléfique pour révéler les complexités profondes de son rôle »
Pourtant, lorsque j’ai pénétré les lieux de la représentation à 19h00 pile (contrairement à mon habitude, je me suis assurée d’arriver à l’heure : les retardataires ne seraient pas admis), il restait à peine quelques places. Par souci de discrétion (et peut-être aussi par dépit, je l’admets), alors que les lumières s’éteignaient, j’ai pris place au fond de la salle. Heureusement, l’intérieur de la Maison de la culture de Maisonneuve, où se déroulait la représentation, était suffisamment exigüe pour que la voix des actrices retentisse jusqu’à moi.
Co-écrit et interprété par Amélie Prévost et Rachel McCrum, La belle-mère est bien plus qu’un spectacle : c’est une invitation à repenser les relations familiales sous l’angle de la vulnérabilité, de la responsabilité et de l’amour – souvent caché – mais toujours présent. À travers une succession de fragments narratifs poétiques, la protagoniste de l’histoire, une belle-mère confrontée à une crise au sein de sa famille recomposée, plonge dans un exercice d’introspection d’une honnêteté déconcertante. Face à elle-même, aux choix qu’elle a faits, elle s’évertue à se conformer, non pas aux attentes de la société en ce qui concerne son rôle au sein de cette famille particulière, mais plutôt à celles de ceux qui l’aiment.
Confrontée à une version d’elle-même intransigeante, lui offrant tour à tour la vérité brute et les doutes intimes qui l’assaillent, le personnage de la belle-mère prend vie sous une lumière nouvelle, loin des stéréotypes éculés et des préjugés tenaces. La belle-mère, cet archétype millénaire, objet de méfiance et de malentendus dans l’imaginaire collectif occidental, se dépouille ici de son allure de sorcière maléfique pour révéler les complexités profondes de son rôle.
Le jeu des deux comédiennes, Amélie Prévost et Rachel McCrum, est tout simplement renversant. D’un côté, Prévost, avec sa sensibilité à fleur de peau, déploie une palette d’émotions d’une justesse troublante. Elle incarne une femme à la fois forte et fragile, capable d’affronter les tempêtes intérieures tout en tentant de rester debout pour ceux qui l’entourent. De l’autre, McCrum, avec son discours incisif et sarcastique, se fait la voix d’une autre facette de cette même belle-mère, celle qui lutte avec les non-dits, les incompréhensions et les attentes silencieuses. À maintes reprises, le ton railleur de la comédienne sème le rire parmi le public, moi y compris. Toutefois, l’accent anglais marqué de McCrum était parfois difficile à saisir – bien que cette diction à l’anglaise ajoute encore davantage à l’excentricité du personnage. Cet aspect caractéristique du jeu de McCrum lui a probablement bénéficié lors de la représentation suivante, le lendemain, où le spectacle s’est déroulé en anglais. Peut-être me serai-je alors plainte de l’accent francophone de Prévost si j’avais assisté à cette séance.
La performance des deux actrices offre un portrait réimaginé des liens familiaux, un portrait plus universel, qui interroge ce modèle canonique d’une famille nucléaire. La belle-mère n’hésite pas non plus à explorer les zones d’ombre, à soupeser les devoirs et libertés qui incombent à ce rôle ingrat, à analyser sans complaisance les attentes et les déceptions qui en découlent. Il ne s’agit pas ici d’une réhabilitation facile de l’image de la belle-mère, mais bien d’une relecture honnête et profonde de ce que signifie être au centre d’une famille recomposée, avec tout ce que cela implique de sacrifices et de malentendus, de moments de grâce et de tendresse.
La mise en scène, minimaliste mais d’une efficacité redoutable, laisse toute la place à la puissance des mots et à la subtilité des émotions. Chaque geste, chaque regard compte, et les silences entre les répliques parlent tout autant que les mots. L’aspect poétique de la narration renforce cette impression que le spectacle est plus qu’un simple récit : il est une véritable réflexion sur la place de chacun dans la famille, sur les choix que l’on fait et ceux que l’on subit, sur l’amour qui unit malgré tout.
Triste Tigre : le rugissement du silence
Samedi le 21 septembre dernier, j’ai eu la chance d’assister à une lecture-spectacle que j’anticipais fortement : Triste Tigre. Ce récit hybride, à la fois autofiction et essai, n’est pas simplement une exploration des abus sexuels que l’autrice, Neige Sinno, a subis dans son enfance, mais une réflexion complexe sur la violence, la survie, et la puissance du langage. Triste Tigre interroge la capacité de la littérature à transcender l’horreur. Sinno n’offre pas de simple témoignage, mais dissèque avec une froide lucidité la portée de ce qu’elle a vécu, et explore même la psyché de son bourreau. C’est cette démarche unique, cette complexité déroutante, qui a poussé Angela Konrad à vouloir donner vie à ce texte sur scène. Malgré les réticences initiales de l’autrice, qui a d’abord refusé la moindre adaptation scénique de son œuvre, la sincérité de Konrad l’a ultimement convaincue. C’est devant une salle pleine à craquer qu’a lieu la première représentation de cette lecture, délicate et percutante.
« Le moindre mot compte, chaque réflexion porte un poids immense, chaque silence est calculé, chaque pause, délibérée »
Sous une musique mélancolique, presque sinistre, la lecture-spectacle s’amorce. En arrière-plan, le visage d’une enfant, celui de Neige Sinno. De longues secondes s’écoulent, puis, l’écran s’assombrit et les lumières éclairent la scène, d’une blancheur immaculée. Une sobriété glaçante règne. Pour seul décor, une table, sur laquelle repose un MacBook et un verre d’eau. Derrière, une sculpture d’agneau en peluche. Anne-Marie Cadieux, la comédienne qui prête sa voix au récit de Sinno, s’avance lentement vers la table. Pieds nus, le visage grave, elle prend place devant l’ordinateur portable. Son regard transperce le public, qui anticipe la suite, dans un lourd silence. L’écran derrière elle s’allume : Triste tigre. Portrait de mon violeur. Pas de théâtralité excessive, pas de symbolisme appuyé. Konrad reste près du texte, laissant les mots déployer leur puissance brute. Le moindre mot compte, chaque réflexion porte un poids immense, chaque silence est calculé, chaque pause, délibérée.
« Ce soir-là, nous avons tous pleuré pour Neige Sinno, pour toutes les victimes dont les histoires résonnent trop souvent dans le silence »
Anne-Marie Cadieux livre une performance d’une rare intensité. Au fil des aveux de Sinno, sa voix se brise, ses yeux larmoient, débordent parfois. Elle incarne cette lutte, cette résilience qui émane au fil des phrases. Sa présence sur scène est à la fois sobre et électrisante, bouleversante par son courage et sa sincérité. Personne ne peut rester imperturbable face à cette lecture percutante. Alors que je tente (en vain) de retenir mes larmes, j’entends les reniflements de mes voisins, qui se livrent à la même bataille perdue d’avance. Nous savons tous qu’il ne s’agit pas d’une simple performance qui se déroule devant nous, mais d’une expérience partagée, un lieu de « coprésence », tel que l’indique Konrad, où acteurs et spectateurs s’accompagnent pour affronter l’indicible, pour résoudre l’insoluble : peut-on esthétiser la violence ? Pour l’autrice, la réponse est infiniment complexe, et le duo Cadieux-Konrad transmet cette réalité douloureuse sans compromis.
Lorsque la lecture s’achève, le silence règne dans la salle. Lorsqu’un membre de l’audience ose enfin applaudir, c’est bientôt une véritable ovation qui envahit la salle, saluant la performance de Cadieux. Plusieurs minutes s’écoulent, durant lesquelles la comédienne laisse libre cours à l’émotion qui animait sa lecture. Elle salue le public avec humilité en essuyant ses larmes, quitte la scène… et revient sous les projecteurs, lorsqu’elle constate, non sans un sourire, que les applaudissements ne se taisent pas, bien au contraire. Lorsque le silence regagne la salle, j’ai la gorge serrée et les paumes endolories. J’aurais décidément dû prévoir des mouchoirs. La salle, qui bourdonne désormais sous les murmures, semble encore enveloppée de la charge émotionnelle de ce moment partagé, de cette communion entre scène et spectateurs. C’est là toute la beauté — et la douleur — de Triste Tigre. À travers les mots de Neige Sinno, la salle toute entière a traversé l’obscurité, côte à côte, comme pour mieux se plonger dans l’abîme de la violence, et en ressortir, non indemne, mais transformée. Ce soir-là, nous avons tous pleuré pour Neige Sinno, pour toutes les victimes dont les histoires résonnent trop souvent dans le silence.
L’effervescence se poursuit
Cette 30e édition du FIL se poursuit jusqu’au samedi 28 septembre prochain, où la soirée de clôture du festival, « Le bal littéraire », alliera les mots et la musique dans une fable déjantée performée par des auteurs audacieux. D’ici là se poursuivent les Midis littéraires à l’Esplanade tranquille, où en association avec l’Espace de la diversité (EDLD), le FIL organise une série de rencontres littéraires, abordant des problématiques actuelles tout en explorant les frontières de la création littéraire. Les librairies le Port-de-Tête, la Livrairie et la Librairie du Square-Outremont accueillent les Salons littéraires, lieux de rencontres et de lectures avec des auteurs reconnus partout dans la francophonie. La programmation complète des événements du FIL est d’ailleurs disponible sur leur site internet.