Comment comprendre qui l’on est alors que l’on grandit à Montréal en tant qu’asiatique et que le seul rapport que nous entretenons avec notre culture, c’est d’aller chercher un bubble tea au L2 du quartier chinois ? Comment reconnecter avec son héritage vietnamien alors qu’on connaît seulement trois mots appris sur Duolingo ? Comment renouer avec ses racines ? Est-ce possible ?
Mon premier article pour Le Délit, écrit en mars 2023, s’intitule « Conflit intérieur d’une eurasienne ». Pour la première fois, je sentais que j’avais besoin d’écrire, mais surtout que j’avais besoin d’être lue. Je me disais que mon expérience, si personnelle soit-elle, pouvait résonner avec bien plus de monde que ce que je pouvais imaginer. N’importe qui considérant avoir une identité hybride : quelqu’un qui grandit loin de son pays d’origine, quelqu’un qui ne ressemble pas tout à fait à ses parents, ni à ses camarades de classe, ou même quelqu’un qui se regarde dans le miroir et ne saurait définir son ethnicité en un seul mot pourrait comprendre ma réalité. Connais-toi toi-même. Pas facile quand notre visage, notre langue, notre culture, et nos valeurs sont à la fois un peu asiatiques, mais pas vraiment, un peu québécoises, mais pas vraiment, un peu françaises, mais pas vraiment.
L’autrice Tamara Nguyen et le metteur en scène Vincent Kim s’attaquent justement à cette question dans leur nouvelle pièce La démagogie des dragons présentée au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (CTDA). Claudia Chan Tak et Dominick Rustam interprètent respectivement l’autrice et le metteur en scène. Ils se prénomment donc Tamara et Vincent dans la pièce qui retrace leur rencontre, leurs interrogations sur leur héritage asiatique, et surtout, leur premier voyage au Vietnam. Ce n’est pas tout à fait autobiographique car l’enchaînement des événements ne correspond pas exactement à celui de la vraie vie, mais largement inspiré de l’expérience de ces deux artistes.
On pense souvent que se rendre dans le pays d’origine de ses parents permettra une sorte de déclic. Comme si, dès l’arrivée à l’aéroport, quelque chose se réveillait en nous et nous connectait instantanément avec la population là-bas. Comme si, tout à coup, on comprenait qui on est. Pourtant, la réalité demeure que, pour la majorité, un pèlerinage de la sorte ne change pas grand-chose. Il en va de même pour Tamara et Vincent qui, lorsqu’ils se rendent au Vietnam, ne se sont pas tout de suite sentis chez eux. Pourtant, ce voyage a été une étape importante dans leur développement personnel, qui leur a permis de mieux se comprendre. Parce qu’ils ont compris que l’endroit où ils habitent, là où ils ont grandi et la langue qu’ils parlent importe peu. Ce message est d’ailleurs explicité à la fin de la scène, lorsqu’un témoignage de l’autrice et du metteur en scène est projeté au public. Tamara a beau être française et vietnamienne et Vincent coréen, vietnamien et québécois, ce qui leur importe, ce n’est pas de s’identifier à une origine précise, c’est que ce joyeux mélange de cultures leur a permis de devenir qui ils sont aujourd’hui. C’est au sein d’une ambiance chaleureuse que se déroule la pièce : des lampions colorés tendus sur une guirlande au-dessus du public ; une bande-son typiquement vietnamienne qui me rappelle le CD que ma grand-mère joue en boucle dans sa voiture. On y retrouve également des éléments asiatiques : un écran de projection avec des bordures rouges tel un sanctuaire Shinto ; une áo dài (robe traditionnelle) suspendue ; le fameux chat porte-bonheur qui ne se lasse jamais de dire bonjour ; une statue du Bouddha et des oranges dans une coupelle dorée, des offrandes, comme celles qu’on retrouve à l’entrée des restaurants asiatiques ou des temples bouddhistes.
J’aime la façon dont la nourriture est placée au premier plan. Dans mon premier article au Délit j’expliquais que ce qui me fait d’abord sentir vietnamienne, c’est mon amour pour le pho. Similairement, dans la pièce, la quête de soi de Tamara se transforme en une quête désespérée lors de son voyage pour dénicher la soupe tonkinoise qui aura exactement le goût de celle de sa grand-mère. Malgré les incertitudes des deux amis et leurs difficultés à se faire comprendre et à se sentir chez eux, leur rapport envers la nourriture s’établit comme un lien tangible avec une culture qui est la leur. Ce rapprochement me rappelle un livre que j’ai énormément aimé, Pleurer au Supermarché (ou Crying in H Mart), écrit par Michelle Zauner dans lequel l’autrice, moitié coréenne et moitié américaine, découvre que de se rendre au supermarché asiatique et apprendre à préparer les plats de son enfance est la seule façon pour elle de reconnecter avec son côté coréen suite au décès de sa mère.
En parallèle de l’histoire jouée par les deux comédiens, la pièce est rythmée par des témoignages vidéos projetés sur un grand écran. Ces projections apportent un contexte historique et permettent au public de prendre le temps de réfléchir. Aussi touchant que troublant, il y a notamment le récit d’une grand-mère qui a immigré au Canada en 1975 – tout comme ma grand-mère – et qui nous raconte la façon dont elle s’est sentie forcée d’effacer chaque trait vietnamien de son apparence afin de faciliter son intégration au Québec et celle de ses enfants, qui ne parlent maintenant plus vietnamien. Ces discours remplis d’émotion résonnent auprès de nombreuses familles immigrantes, et permettent de mieux comprendre le traumatisme intergénérationnel vécu par ces personnes.
La démagogie des dragons, est une pièce que l’on ressent. Ce qui est important, ce ne sont ni les retrouvailles entre Tamara et Vincent des années après le secondaire, ni l’histoire de leur voyage et leurs péripéties à Hanoi, ni les tentatives désespérées de Tamara qui tente de devenir influenceuse sur Tiktok en forçant Vincent à apprendre des chorégraphies de K‑pop. En fin de compte, l’essentiel de la pièce réside dans les réflexions qu’elle provoque inévitablement chez son auditoire. Les doutes des deux personnages, les remarques racistes qu’ils subissent, leur difficulté à connecter avec leur héritage, et leur relation mouvementée nous forcent à réfléchir à notre propre histoire, à notre relation avec une culture qui peut nous paraître si familière, mais pourtant si lointaine.
La démagogie des dragons est présentée au CTDA jusqu’au 11 octobre. Vous pouvez vous procurer des billets sur leur site Internet.