Débit ou crédit ? La machine tendue vers le·la client·e, l’écran propose 10, 15 ou 20% de pourboire en fonction du service. Ancré dans la culture nord-américaine, la valeur du service rendu est explicitement attribuée à un chiffre, qui viendra s’additionner à celui de la nourriture. À Montréal, l’un des emplois étudiants les mieux payés est celui de serveur·se : selon les chiffres de l’Association Restauration Québec (ARQ), le salaire horaire moyen d’un·e serveur·se est de 38,63$ – un dollar de plus que celui des TAs (Teaching Assistant ou auxiliaires d’enseignement, tdlr) de McGill. Bien que ce soit une option de revenus alléchante pour une population étudiante qui a besoin de payer ses courses, son loyer et ses sorties, la pression dans le milieu de la restauration ne vaut parfois pas parfois la quantité de dollars sur la paie. Pour tenter de comprendre leur réalité qui est invisible aux yeux du·de la consommateur·rice, Le Délit s’est entretenu avec six serveur·se·s étudiant·e·s.
Des relations humaines malsaines
Dans un milieu de travail qui mélange toutes les générations et toutes les expériences de vie, les comportements abusifs sont fréquents : les serveur·se·s interrogé·e·s mentionnent avoir vécu des expériences comme des « tapes aux fesses », des frôlements aux hanches, et se sont même vu·e·s offrir de l’alcool par un gérant à la fin d’un quart de travail. Angelo, ancien serveur dans un bar proche de McGill, remarque qu’ « à McGill, les gens qui nous entourent sont “woke”, on a l’impression que ces comportements n’existent pas. Pourtant, dans ce milieu-là, il y a encore de l’homophobie et des comportements déplacés en masse ». Rania, qui travaille dans un restaurant au quartier chinois, précise que les comportements déplacés viennent aussi des client·e·s : « On est souvent confronté à des clients qui flirtent avec nous et souvent on ne sait pas comment réagir ». L’intensité des demandes des client·e·s et des gérant·e·s rend les relations humaines sur le lieu de travail toxiques. Marie, qui a servi dans un restaurant étoilé et un bar à cocktails à Montréal, se souvient que son travail était teinté d’un rapport malsain avec ses gérants : « Je respecte énormément les gens qui font ça toute leur vie, mais je ne pourrai pas. Entre micromanagement (microgestion) et sexisme constant, tu reçois des remarques sur ton physique et sur tes relations privées. Mes collègues hommes me prenaient pour leur assistante et me parlaient très mal lors du service. Il n’y a pas de bureau d’éthique ou de ressources humaines en restauration, ce genre de comportement est banalisé. Si tu oses te plaindre, t’es ingrate, t’es faible. » Rania a vécu une expérience similaire : « Il y a beaucoup de drames et de manigances avec les managers [qui ont l’âge de Rania, ndlr] et les gérants. Les managers parlent dans le dos des employés et les gérants essayent de faire en sorte que l’on se batte pour nos shifts (quarts de travail). » Charlotte, étudiante à McGill et ancienne serveuse dans deux bars du boulevard Saint-Laurent, relève aussi les relations très hiérarchisées dont elle a souffert : « Je trouve qu’il y a, en tout cas dans mon expérience, beaucoup de gossip (potins). C’était malsain à long terme. La hiérarchie entre managers et employés rendait aussi le travail instable – ils ont le pouvoir de me renvoyer d’un jour à l’autre ».
« Il n’y a pas de bureau d’éthique ou de ressources humaines en restauration »
- Marie, serveuse en restaurant étoilé
Un rythme éreintant
Au-delà des relations épuisantes avec le·la client·e et avec les gérant·e·s, la réalité du métier de serveur·se est teinté de conditions de travail épuisantes. Bien que le code canadien du travail stipule que tout·e employé·e a droit à une pause non rémunérée d’au moins 30 minutes pour chaque période de cinq heures consécutives de travail, cette règle n’est souvent pas respectée en restauration. En effet, les client·e·s arrivent en continu à l’heure des repas, rendant le travail particulièrement physique. « En restauration tu n’as pas de pauses, sauf quand tu fais un double shift », remarque Ylan, serveuse dans un restaurant aux nombreuses tables sur la Rive-Sud de Montréal. « Même si tu as une pause dîner à deux heures, on peut te demander d’aider les serveurs sur le plancher à cause de l’achalandage, et tu n’auras donc pas le temps de prendre une bouchée avant quatre heures. En plus du manque de temps pour manger, c’est un travail physique : il faut apporter des gros plateaux qui peuvent être très lourds, et, surtout, on est constamment debout en train de courir partout. » Eva, étudiante serveuse pendant l’été, ajoute à ça la difficulté de se concentrer pendant une longue période : « Il faut avoir le sourire et ne pas perdre sa concentration pendant tellement de temps. Il faut vraiment avoir un bon cardio. »
Pas des machines
Les petits pots sur les comptoirs de service où l’on dépose des « pourboires » sont à l’origine disposés pour que les gens pressés puissent recevoir un service plus rapide. Aujourd’hui, le pourboire est rendu presque obligatoire pour un service de table, et tous les client·e·s se sentent prioritaires et pressé·e·s. Marie et Charlotte soulignent que, dans le service à la clientèle, la patience et l’humanité peuvent se perdre : le·la client·e a tendance à oublier que le service de leur nourriture est assuré par des humains, des étudiant·e·s qui ont une vie en dehors de leur lieu de travail : « Les clients ont du mal à comprendre qu’on peut aussi avoir une mauvaise journée, recevoir une mauvaise nouvelle, que l’on est fatiguée après huit heures sur nos pieds et que si l’on ne sourit pas ou que l’on regarde mal ça n’a rien à voir avec lui. » Selon Rania, reconnaître l’humanité de celles et ceux qui nous servent peut se traduire dans des gestes concrets : « J’aimerais que l’on sache qu’on apprécie toujours les clients qui empilent les couverts et les assiettes, et qui déplacent les plats quand on en apporte un nouveau. Ceux qui ne nous regardent pas galérer sans broncher. »
Une consommation d’alcool systématique
Il est aujourd’hui amusant de s’imaginer que le pourboire eut été un temps offert aux serveur·se·s pour leur permettre de se payer un verre à boire. Aujourd’hui, la consommation d’alcool est non seulement accessible pour les serveur·se·s, mais elle est également encouragée. Charlotte, qui a travaillé dans deux bars sur le Boulevard Saint-Laurent et le Plateau Mont-Royal, soulève que la consommation d’alcool est normalisée au travail, autant par les client·e·s que par l’équipe. « Dans le premier bar où j’ai travaillé, les clients me payaient énormément de boissons et c’est dur de dire non à quelqu’un que tu sers, parce que c’est cette personne qui va te tip (donner un pourboire). Au deuxième bar, l’équipe avait la tradition de taper sur une certaine lampe et on prenait tous un shot ensemble – et ce, plusieurs fois par soir. Ça dépendait du bartender (serveur de bar), quand il voulait. Si toute l’équipe prend un shot comme ça en tapant la lampe devant tout le monde dans le bar, toi aussi, tu es incité à en prendre un. À la fin de la soirée, l’équipe entière est alcoolisée. Certain·e·s consomment même du cannabis et d’autres drogues. »
Outre ces vices qui peuvent accompagner l’emploi dans le monde nocturne, la pression est telle dans le milieu de la restauration que certain·e·s serveur·se·s peuvent être incité·e·s à prendre des drogues pour tenter de maintenir un rythme pendant le service. D’après nos sources, la réouverture des restaurants à la suite de la pandémie de COVID-19 a été particulièrement achalandée. Le stress généré par une demande exponentielle et des équipes en sous-effectif a amené certain·e·s à devenir dépendant·e·s, au détriment de leur santé.
Devenir plus humain
Avoir un emploi étudiant a le bienfait de comprendre l’autre côté du tablier, et développer de l’empathie dans toutes les sphères du service à la clientèle. Marie remarque qu’elle arrive à mieux comprendre la personne qui la sert : « Tu te rends compte à quel point la plus simple gentillesse est hyper importante. Bonjour, merci, un compliment, bonne journée, bon courage, un sourire. Toutes ces choses là, si simples à faire, permettent de rendre le travail du serveur un peu plus simple et agréable. Être patient et comprendre que l’on ne sait pas ce qu’il se passe dans la vie des autres ». Rania, elle, s’assure de « toujours empiler les plats avant de partir », et Ylan offre un plus grand pourboire.
Montréal est une ville vibrante qui regorge de restaurateur·rice·s et d’expériences gustatives, et le message unanime de leurs employé·e·s est d’ouvrir les yeux sur la réalité de celui ou celle qui sert !
Le Délit se dégage de toute incitation à consommer Alcool et Drogues.