Porteurs de magie et de morale, les contes de fées ont bercé notre enfance. Pourtant, sous une lentille contemporaine, ils peuvent être controversés et véhiculer une image dégradante de la femme ou des relations amoureuses stéréotypées. En effet, n’est-ce pas dans Peau d’âne que le prince tombe éperdument amoureux de la princesse déguisée, car elle lui a cuisiné le meilleur gâteau qu’il n’ait jamais goûté ? C’est donc dans l’optique de rétablir une image féminine, autrefois moulée dans les convictions patriarchales, et de porter un message féministe fort que la pièce Peau d’âne a été mise en scène par Sophie Cadieux et Félix-Antoine Boutin.
Adaptée au théâtre Denise-Pelletier, la pièce prend vie avec deux comédiens : Eric Bernier, une bonne fée marraine des plus extravagantes et farfelues, aux convictions marquées et aux costumes des plus fantasques, et Sophie Cadieux, qui interprète une Peau d’âne aussi désopilante que naïve. Cadieux incarne une enfant seule et perdue qui devra apprendre à se battre pour ses droits, pour son futur, pour son indépendance.
Contrairement au conte classique, ici, pas de père tangible, pas de prince volant à la rescousse d’une demoiselle en détresse. En effet, le roi n’est nul autre qu’un tourne-disque immense, à l’aura menaçante sous les lumières et les sons lugubres. Ce choix, audacieux et perturbant, tend à déstabiliser le spectateur, mais permet surtout de mettre en lumière le côté inhumain de ce personnage.
Mais qu’en est-il du prince ? De l’histoire originale ? Soyez sans crainte, l’ânesse est toujours présente, la ruse pour échapper au mariage également. Or, l’unique évocation de l’amour entre le prince et la princesse surgit dans les paroles de la bonne fée, sous forme d’une leçon empreinte de dérision à l’égard du conte original, offerte comme un contre-exemple à la jeune fille ; Peau d’âne devient sa propre héroïne, sa propre sauveuse. Figure de courage et de résilience, elle apprend à combattre ses démons, son passé, ou encore l’amour, que ce dernier soit en lien avec l’inceste – dont elle a été victime – ou en lien avec ce sentiment que la bonne fée qualifie de « mièvre ». De plus, ce dernier apparaît comme un antagoniste débilitant, mettant à mal l’indépendance féminine. Le tabou de l’inceste, qui occupe une place insidieuse dans la version de Charles Perrault, est nommé clairement, distinctement dans la pièce. Si cela peut choquer l’auditoire, ce qui le touche davantage est l’ignorance de Peau d’âne, qui semble ne rien savoir de ce terme.
S’il est vrai que le rire est une forme de lutte, un moyen de combattre les injustices et les traumatismes, il vient ici freiner l’expression sincère de sentiments. En effet, la pièce fluctue constamment entre le comique et le ridicule, frôlant trop souvent l’absurde et le burlesque, au détriment d’une dimension plus réflective, qui aurait méritée sa place au sein de cette adaptation. À mon sens, c’est l’authenticité qui s’avère clé pour transmettre un message. Les couches de costumes, les voix criardes, les gestes surjoués, les lumières trop vives créent une atmosphère effervescente, moins propice à l’épanchement et au partage d’émotions.
Peau d’âne demeure toutefois une revisite intrigante et audacieuse aux choix artistiques percutants. Que ce soit par les changements de costumes à même la scène, ou alors les « dialogues » entre l’ânesse et le personnage Peau d’âne (qui ne sont en vérité qu’un dialogue entre la princesse et une autre version d’elle-même), la pièce pousse notre imagination dans ses retranche- ments, en proposant une version tout à fait inédite d’un conte familier de tous. Une mise en garde cependant : cette interprétation du conte de Perrault n’est décidément pas adaptée à un jeune public, ni aux férus de contes plus traditionnels.
Ainsi, si vous rêvez d’une plongée dans l’absurde en l’espace d’une soirée, rendez-vous au théâtre Denise-Pelletier : une salle à l’allure féérique qui vous entraîne dans un autre monde. Prenez un instant pour regarder les dorures, les moulures, installez-vous confortablement dans les fauteuils capitonnés de rouge et laissez-vous porter par la magie du théâtre.
Peau d’âne est présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 19 octobre 2024.