En 2021, le jury du Festival de Cannes fait le choix audacieux d’attribuer sa fameuse Palme d’Or au long-métrage Titane, le film de body horror de la réalisatrice française Julia Ducournau. Le président du jury justifie alors sa décision en insistant sur le caractère provocateur du film : « Une femme qui tombe enceinte d’une Cadillac, je n’avais jamais vu ça ! » C’est sans doute une logique similaire qui explique l’engouement autour du film The Substance. Ce deuxième long-métrage de la réalisatrice Coralie Fargeat redéfinit le body horror sous toutes ses facettes, dans une exploration viscérale du genre, qui interroge les pressions exercées sur le corps féminin dans la société contemporaine. Lauréat du prix du meilleur scénario à Cannes, le film de Fargeat déconstruit les conventions en place, ne se contentant pas de dénoncer, mais bien de réinventer les tropes mêmes de l’horreur pour servir un propos acéré et féministe, au-delà du choc esthétique.
« Face à ces scènes intransigeantes, le public se glisse ainsi dans la peau du voyeur, confronté à son propre regard fétichisant »
The Substance suit Elisabeth (Demi Moore), une actrice autrefois adulée, qui, face à l’érosion de sa notoriété et au déclin inévitable de sa jeunesse, choisit de s’injecter un mystérieux sérum aux promesses de jouvence. Ce sérum, représentation des injections et chirurgies auxquelles tant de femmes se soumettent pour répondre aux normes de beauté, donne vie à Sue (Margaret Qualley) – jeune, parfaite, séduisante. Ce double, à la fois source de fascination et de répulsion, devient une rivale d’Elisabeth, exacerbant son désir de se conformer aux standards esthétiques, dans un conflit permanent entre sa propre image vieillissante et celle, idéale, de son clone. Qualley et Moore sont tour à tour dénudées sous la lentille austère de la caméra, dans une opposition ingénieuse entre jeunesse et vieillesse, beauté et laideur, perfection et réalisme. Face à ces scènes intransigeantes, le public se glisse ainsi dans la peau du voyeur, confronté à son propre regard fétichisant.
Une scène poignante révèle l’ampleur de la pression esthétique qui écrase Elisabeth : alors qu’elle se prépare pour un rendez-vous, elle s’applique du maquillage, change de tenue, puis, en proie au doute, se démaquille. Le visage de Moore, face au miroir, traduit une douleur muette – celle d’une femme qui, malgré ses efforts, se voit trahie par le temps. Le public est ainsi témoin de ses rouages internes : sa jalousie envers Sue, cette version réinventée d’ellemême, et le regret d’une jeunesse idéalisée qu’elle sait irrévocable. Cette scène souligne la complexité de ses choix, entre la pression de se plier aux normes esthétiques et la désillusion d’être dépassée par une image de perfection inatteignable, accentuant l’emprise des standards de beauté sur ses décisions. Avec une humilité et une vulnérabilité rares, Moore, elle-même figure iconique souvent confrontée aux diktats de l’industrie, s’offre ici dans un rôle dénudé, reflétant l’anxiété et les désillusions vécues par tant de femmes face aux injonctions sociales.
Dans un hommage aux classiques, Fargeat émaille son film de références iconiques. L’apparition de MonstroElisaSue – la créature hybride née de la fusion entre Sue et Elisabeth – provoque un élan d’horreur parmi les spectateurs, évoquant la scène finale de Carrie, où la protagoniste humiliée transforme sa douleur en vengeance sanguinaire. Mais ici, cette créature grotesque en robe à paillettes incarne plus qu’une humiliation : elle incarne le rejet, le malaise, et la vengeance de toute une génération de femmes face aux injonctions qui les défigurent.
Un parallèle s’impose également avec Requiem for a Dream, dans une analogie pertinente qui compare cette quête inlassable de la perfection esthétique à une véritable addiction : en usant d’une esthétique visuelle similaire à celle du film d’Aronofsky, Fargeat insiste sur la violence physique et psychologique rattachée à l’intériorisation de ces normes esthétiques. Elle démontre ainsi que les décisions de conformité ne sont pas de simples actes de vanité, mais bien les produits d’une pression sociale écrasante, qui poussent les femmes à se transformer, souvent au détriment de leur propre identité et santé, pour se soumettre à une image dictée par la société.