Tout autour de nous, des images racontent des histoires. Dans un monde qui en est saturé, il est essentiel de s’interroger sur celles qui dépassent le simple visuel pour devenir des récits porteurs de sens. Derrière chaque image se cache l’intention de dévoiler une réalité, parfois brutale, parfois inspirante. Là où d’autres images capturent l’esthétique d’un moment ou le souvenir d’une émotion, le photojournalisme s’impose comme un regard sur le monde, destiné à informer plutôt qu’à séduire. À la croisée des chemins entre art et engagement, cette discipline ne se contente pas de capturer des instants : elle forge notre compréhension des enjeux contemporains.
Photo. Journalisme. Une rencontre entre l’instantané et l’information. Comme son nom l’indique, la distinction entre le photojournalisme et toutes autres formes de photographie réside dans l’intention derrière l’image. C’est lorsque l’image a un mandat publique, celui de fournir des informations précises et honnêtes au public, qu’elle devient photojournalistique. Contrairement aux idées reçues, cette différenciation ne repose pas sur le caractère artistique de l’image. Toutes les photos comportent un aspect esthétique significatif, sans nécessairement être journalistiques. Cela soulève une question essentielle sur la place des artistes dans le journalisme et sur notre rapport à l’information visuelle. Pour répondre à ces questions créatives, techniques et éthiques, Le Délit a interrogé Jasmine, photojournaliste et activiste montréalaise.
La photo comme outil d’information
Aujourd’hui, notre rapport obsessionnel au numérique et aux réseaux sociaux a radicalement changé la manière dont les gens s’informent, suscitant un sentiment de méfiance et de scepticisme à l’égard des médias traditionnels. Ceux qui font le choix de payer un abonnement hebdomadaire au New York Times se font rares. Instagram défie cette barrière sociale élitiste et malgré les restrictions de Meta, la plateforme offre un accès à l’information quasi-universel.
Les médias traditionnels comme Radio-Canada rapportent l’actualité locale d’un point de vue souvent précis, avec un titre accrocheur qui cherche à vendre au lecteur l’intérêt de lire l’article. La confiance du public dans ces médias traditionnels diminue, dû notamment à la quantité d’informations produites quotidiennement. « Nous vivons dans un monde où les gens ne font plus confiance aux journalistes », rapporte Jasmine. Selon elle, c’est cette perte de confiance qui offre à la photo une place comme moyen pour continuer à s’informer. Même si les images peuvent être modifiées sur PhotoShop, ou alors par un usage de l’intelligence artificielle, les photos issues de sources indépendantes sont vitales à une société en quête d’information authentique et démocratisée.
Éthique du photojournalisme
Certains principes des chartes de déontologie du photojournalisme sont particulièrement importants pour Jasmine : ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des photographies, traiter les sujets avec respect et dignité, et ne pas faire intrusion dans les moments intimes de chagrin. Elle souligne également l’importance d’un usage impartial de ces clichés, afin d’éviter toute utilisation dans un contexte éditorial orienté. Pour ces raisons, Jasmine fait le choix de cacher le visage des enfants et de toute autre personne pour qui une image publique pourrait s’avérer nuisible : « L’esthétique de la photo reste importante, alors je vais m’assurer de choisir une photo où le visage est détourné. » Si au Canada, il est légal de photographier des manifestants, pour Jasmine, « il y a des choses qui ne se font pas. » À l’inverse, si quelqu’un se met en position plus visible, en montant sur un podium par exemple, alors ce geste traduit une volonté de détonner de la foule, une adhésion publique à la cause. Il est ainsi évident que le cliché peut être pris.
« Pour bon nombre de photojournalistes, il y a une part d’émotion et d’intérêt personnel et donc de subjectivité dans l’art du photojournalisme, et c’est justement ce qui humanise l’information »
Derrière l’objectif, il y a des rencontres, des êtres humains. Certes, l’objectif principal est d’obtenir la photo qui représente au mieux le message désiré. Pourtant, pour pouvoir photographier un sujet – qu’il s’agisse d’une seule personne, d’un groupe de manifestants, ou d’un événement quelconque – il y a un temps pour écouter, observer, et analyser la situation. Il faut pouvoir mettre à l’aise la personne qui fait face à l’objectif, rester discret et ne pas gêner les actions entreprises, se protéger et protéger son sujet, tout en réfléchissant au bon angle, à la lumière, et à l’esthétique de notre image.
L’objectivité n’existe pas
Pour bon nombre de photojournalistes, il y a une part d’émotion et d’intérêt personnel et donc de subjectivité dans l’art du photojournalisme, et c’est justement ce qui humanise l’information. Mais comment gérer les émotions, les pressions, les biais et les attentes qui accompagnent la couverture d’événements émotionnellement chargés ? L’objectivité journalistique est un idéal qui vise soit la neutralité, soit la pluralité d’opinions. Pour assurer cette objectivité, il faudrait préconiser un détachement total, or pour Jasmine « c’est impossible, nous ne pouvons pas être complètement détachés du monde ». C’est pour cela qu’elle décide de couvrir des événements plus partisans comme les manifestations pro-Palestine, ainsi que les campements présents sur le campus de McGill l’été dernier. « Je choisis consciemment à qui et à quoi j’attribue une plateforme malgré mes quelques centaines d’abonnés [sur Instagram, ndlr], parce que ça vaut le coup d’être partagé. » Son but, et celui de beaucoup d’autres photojournalistes indépendants, est de varier les représentations médiatiques, de porter son regard sur les peuples sous-représentés. Au fil de l’histoire des mouvements socio-politiques, des révolutions et des guerres, la photographie a été fondamentale au partage des narratifs. Sans ces images, les acteurs de ces révolutions et les victimes d’injustices systémiques n’auraient pas pu être reconnus à leur juste valeur.
Le risque des manifestations
Jasmine précise qu’elle ne cherche pas à monétiser ses photos. Elle les partage souvent sur Instagram ou les transmet gratuitement aux organisations impliquées, parfois sous couvert d’anonymat – par souci de sécurité. Sous ces publications se retrouvent parfois des commentaires critiques, qu’elle ne censure pas. Avant chaque événement, elle se questionne donc sur les conséquences potentielles de sa participation, même en tant qu’observatrice. C’est justement l’aspect sécuritaire qui demeure un défi constant. Elle reste vigilante, observe le comportement des forces de l’ordre et des manifestants pour anticiper les risques, qui sont d’autant plus élevés sans accréditation de presse officielle. À Montréal, en tant que journaliste, que l’on soit accrédité ou non, identifiable ou non, il est possible d’être agressé et arrêté au même statut qu’un manifestant. Face à une rangée de policiers en armure de combat – comme c’était le cas le 7 octobre dernier sur notre campus universitaire – un appareil photo peut vite être confondu avec une arme par la police. Cela souligne l’importance de l’image dans notre construction de la vérité. Pour Jasmine, il est vrai que les sujets portés par les manifestants sont chargés d’émotions, mais c’est la peur des forces de l’ordre qui lui pèse tout particulièrement. Elle considère que son appareil photo est un outil contre un système défaillant où les violences policières sont en hausse.
Le photojournalisme se situe ainsi à l’intersection de l’émotion et de l’engagement personnel, des éléments qui humanisent l’information tout en posant des défis éthiques. En naviguant entre la nécessité de documenter des événements remplis d’émotions et les risques inhérents à sa présence sur le terrain, la démarche de Jasmine souligne l’importance de la responsabilité éthique dans la couverture médiatique. En fin de compte, le photojournalisme ne se limite pas à capturer des images ; il s’agit de contribuer à une compréhension plus profonde de la vérité, même dans un contexte où la perception et la réalité peuvent se heurter violemment.