Le 10 novembre, 40 skippers (navigateur·rices, tdlr) prendront la barre pour débuter la plus grande course de navigation du monde, le Vendée Globe. Tous les quatre ans depuis sa création en 1989, quelques-uns des meilleurs skippers du monde partent des Sables‑d’Olonne en Vendée, en France, et font un tour du monde complet à voile, parcourant environ 45 000 kilomètres à travers les océans Atlantique, Indien et Pacifique pour retrouver le point de départ plus de 100 jours plus tard. Le Vendée Globe a la particularité d’être une course en solitaire et sans assistance : mis à part les situations d’avarie mettant en danger la vie des marins, les skippers sont livrés à eux-mêmes et ne bénéficient d’aucune aide pour parcourir le globe et accomplir cette épreuve souvent considérée comme étant « l’Everest des mers ».
Afin de mieux comprendre cette course, ses enjeux humains, sportifs, technologiques, et environnementaux, Le Délit a eu l’opportunité de s’entretenir avec Catherine Chabaud. Ex-navigatrice française ayant participé à deux reprises au Vendée Globe, elle a été la première femme de l’histoire à terminer cette course mythique, lors de l’édition 1996–1997. À la suite de sa carrière professionnelle, Catherine Chabaud s’est engagée en politique pour mettre en avant la question environnementale et la protection des océans.
Le Délit (LD) : D’où vient cette passion pour la navigation, et qu’est-ce qui vous a poussé à devenir navigatrice professionnelle ?
Catherine Chabaud (CC) : Ma passion est d’abord venue d’un intérêt pour la mer. Avec ma famille, on faisait souvent de la plongée sous-marine. Ensuite, j’ai pratiqué un petit peu le bateau et plus j’en faisais, plus je trouvais ça formidable. Comme il n’y avait pas de bateau dans la famille, j’ai commencé à pratiquer la navigation avec une bourse des équipiers [un partenariat entre marins et propriétaires de navires, ndlr]. Au début des années 80, pour les femmes, ce n’était pas forcément facile de trouver des embarquements, donc j’ai dû très vite monter mes propres projets. J’ai d’abord exercé mon métier de journaliste et j’essayais d’aller naviguer dès que je pouvais. Un jour, j’ai décidé de mettre la priorité sur la navigation. En 1990, j’ai fait construire mon premier bateau. J’ai commencé par des courses, au début plus courtes, et plus ça allait, plus j’avais envie d’un peu plus de durée et de grandeur de bateau. Lorsque le premier Vendée Globe a été organisé en 1989, je me suis dit : « Un jour, je serai au départ ». En 1996, j’ai pris le départ de mon premier Vendée Globe.
« Parmi mes meilleurs souvenirs, je retiens mon premier passage du Cap Horn, parce que j’ai mis beaucoup de temps pour arriver à le franchir. Et bien sûr l’arrivée de mon premier Vendée Globe, qui était incroyable »
Catherine Chabaud
LD : Qu’est-ce qui vous a le plus plu dans votre expérience de navigation ?
CC : Ce que j’ai beaucoup aimé dans la navigation, c’est le sentiment de responsabilité, d’autonomie et de liberté que tu as quand tu es seule en mer. Et ce sentiment est multiplié par dix dans le cadre du Vendée Globe. Ce qui m’a aussi beaucoup plu, c’est le voyage, l’aventure, la découverte mais aussi plus simplement la vie en mer. Encore aujourd’hui, après des années de navigation, je suis toujours émerveillée par un lever ou un coucher de soleil, un albatros, ou par un dauphin. Parmi mes meilleurs souvenirs, je retiens mon premier passage du Cap Horn, parce que j’ai mis beaucoup de temps pour arriver à le franchir. Et bien sûr l’arrivée de mon premier Vendée Globe, qui était incroyable.
LD : À quoi ressemble le quotidien d’un skipper pendant le Vendée Globe ? Comment arrive-t-on à trouver un équilibre entre le sommeil et la navigation ?
CC : Comme tu es en course, la priorité est à la marche du bateau, tu essaies d’avoir les bonnes voiles réglées comme il faut, et tu essayes surtout d’aller dans la bonne direction avec les vents. Pour tenir sur le long terme, il faut aussi s’entretenir soi-même. Dans la journée, tu étudies beaucoup la météo, tu fais des manœuvres, tu manges, et dès que tu peux, tu vas dormir. Tu dors par petites tranches dont la durée dépend du contexte. Lorsqu’il y a des risques de collision avec des obstacles, comme des bateaux par exemple, tu ne dépasses pas les tranches de 20 minutes de sommeil. En revanche, tu peux aller jusqu’à 1h30 dans des conditions météorologiques stables.
LD : Le Vendée Globe est une course dans laquelle les femmes sont jusqu’à aujourd’hui sous-représentées. Pour l’édition qui arrive, sur 40 skippers, seules six sont des femmes. En 1997, vous devenez la première femme à avoir terminé cette épreuve, et à boucler un tour du monde en solitaire sans assistance. Est-ce que cela est source de fierté, et considérez-vous que cet accomplissement vous donne un rôle particulier auprès des femmes navigatrices ?
CC : Par concours de circonstances, le titre de gloire m’est revenu, mais devenir la première femme à finir le Vendée Globe n’était pas du tout ma motivation à aller en mer. À l’époque, je m’étais dit que peut-être que lorsque je serais grand-mère, ce serait objet de fierté. Et en effet, 20 ans plus tard, c’est une fierté de se dire qu’on est pionnières [faisant référence à Isabelle Autissier, seule autre navigatrice ayant participé en même temps que Catherine, ndlr]. Je pense qu’on a inspiré des navigatrices mais aussi des femmes sur la terre ferme, en leur donnant envie de réaliser leurs rêves.
LD : Depuis 1989, les bateaux et les moyens de communication ont beaucoup changé grâce aux avancées technologiques. À votre avis, quelle est la différence entre participer au Vendée Globe dans les années 90 et aujourd’hui ?
CC : Ne serait-ce qu’entre mon premier Vendée Globe en 1996 et celui en 2000, il y a eu énormément de changements. On est passé de la radiocommunication à la communication par satellites. Aujourd’hui, les skippers sont très connectés et communiquent beaucoup [sur les réseaux sociaux et à la télévision notamment, ndlr], voire un peu trop. Ils se mettent presque en scène, ce qui n’était pas du tout le cas avant. Selon moi, la surmédiatisation des skippers banalise un peu l’épreuve et l’aventure que représente le Vendée Globe. Cela dénature un peu l’idée d’une course en solitaire face à la nature. En même temps, c’est sympathique, parce que tu vois presque en direct comment les marins vivent. À l’époque, on essayait de ramener des images qu’il n’était pas possible d’envoyer en direct.
« Toutes ces avancées n’enlèvent aucun mérite aux skippers. Faire le Vendée Globe aujourd’hui reste une grande aventure. Mais il faut constater que le Vendée Globe des années 1990 et celui de 2024 sont deux courses profondément différentes »
Catherine Chabaud
Les bateaux ont aussi beaucoup changé d’un point de vue technologique. Depuis une dizaine d’années, il y a des bateaux bien plus performants qui volent sur l’eau [grâce aux ailes portantes (foils) notamment, ndlr]. Les accélérations et les décélérations sont extrêmement brutales et les skippers sont donc obligés de naviguer avec des protections pour le dos, les genoux, les chevilles ou encore avec des casques. C’est extrême, mais en même temps, c’est magique de voir qu’ils ont réussi à faire des bateaux si performants. Pour revenir sur la question du quotidien des marins, je ne sais pas comment ils organisent leur vie à bord, ils ne bougent quasiment plus. Aujourd’hui, les cockpits [postes de pilotage, tdlr] sont de plus en plus fermés, les bateaux vont parfois presque sous l’eau, et mouillent beaucoup plus. Lors de mes Vendée Globes, mon poste de pilotage était ouvert, je devais mettre des bâches pour le fermer dans les mers du Sud pour ne pas avoir trop froid.
Toutes ces avancées n’enlèvent aucun mérite aux skippers. Faire le Vendée Globe aujourd’hui reste une grande aventure. Mais il faut constater que le Vendée Globe des années 1990 et celui 2024 sont deux courses profondément différentes.
LD : Comment avez-vous perçu l’évolution du réchauffement climatique et de la pollution des océans, et quels sont leurs impacts sur une course comme le Vendée Globe ?
CC : La première fois que j’ai vu du plastique en mer, c’était en 1991. Aujourd’hui, je constate surtout une augmentation de la pollution en mer Méditerranée, parce que dans les eaux plus agitées comme l’Atlantique, on les voit moins flotter. Seul 1% des plastiques en mer flottent. Par contre, quand j’ai navigué encore l’été dernier au Groenland, je me suis aperçue d’un écart important entre les glaces que l’on peut observer et les glaces cartographiées – souvent répertoriées dans les années 50 ou 60. Alors que les cartes te disent que la navigation est bloquée à certains endroits, en réalité, tu es souvent capable de parcourir 10 kilomètres de plus parce qu’il y a 10 kilomètres de glaciers qui ont fondu. C’est une différence colossale !
L’impact sur le Vendée Globe est bien réel. Avec le réchauffement climatique et l’augmentation du nombre d’icebergs, les eaux les plus au sud sont moins facilement navigables et le risque de collisions avec un iceberg non répertorié sur le radar est plus élevé. Les eaux sont donc plus dangereuses. C’est d’ailleurs pour cela qu’à partir du Vendée Globe 2000, pour assurer la sécurité des skippers, la direction a commencé à mettre des zones interdites à la navigation comme la Zone d’Exclusion Antarctique.
Plus récemment, on a commencé à créer des Zones de Protection de la Biodiversité, des zones où il y a beaucoup de cétacés, pour éviter de les heurter et de les tuer. L’impact existe donc vraiment d’un point de vue sportif, parce que les zones d’exclusion contraignent les skippers dans leurs manœuvres autour de ces zones-là. Mais tout le monde est à la même enseigne, et si cela permet de ne pas dégrader la biodiversité, alors tant mieux. Ce qu’on pourra aussi craindre dans plusieurs années, c’est que l’augmentation de la fréquence des phénomènes météorologiques de plus en plus violents, ainsi que l’allongement des périodes de cyclones entraînent le report des courses.
LD : À la suite de vos Vendée Globe en 1996 et en 2000, vous vous êtes investie en politique à différents échelons, notamment en tant que députée européenne. En quoi votre expérience en mer vous a‑t-elle été utile dans votre travail au Parlement européen et dans votre carrière politique ?
CC : Il y a un véritable bénéfice à avoir une expérience de navigatrice pour aller naviguer en politique. Avoir vécu des situations fortes, intenses, et avoir eu à me débrouiller seule pour trouver des solutions ça me donne la conviction qu’on peut être ambitieux dans la vision politique qu’on porte, et que l’être humain est capable de mettre en œuvre des choses formidables, à condition d’entreprendre et de persévérer. Une autre leçon que m’a donnée la mer, c’est de faire avec la situation. Dans l’océan, tu navigue malgré les contraintes, tu ne domines pas la nature, il faut arriver à s’adapter. En politique c’est la même chose, il faut s’adapter et travailler pour trouver des compromis.