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Être conservatrice d’art : entre vision curatoriale, parité et héritage

Entretien avec Anne-Marie St-Jean Aubre du Musée des Beaux-Arts de Montréal.

Jean-François Brièret

Musée des Beaux-Arts de Montréal, 8 octobre 2024, pavillon Desmarais. J’entre dans la grande salle d’exposition et j’y aperçois une femme, qui brille. Ses traits sont d’ébènes et sa peau d’ivoire ; un sentiment de familiarité m’enveloppe alors que je la fixe dans le blanc des yeux. Dépourvue de pupilles, cette femme n’est nulle autre qu’une sculpture : Ebony in Ivory, I (2022), d’Esmaa Mohamoud. Son profil me rappelle le mien lorsque j’avais des nattes collées plus tôt cette année. Aussi rarissimes soientelles, c’est dans ces rencontres avec des œuvres qui saisissent l’essence de notre image que l’on se rend compte de la puissance de l’art à représenter autrui. Mais, qui est responsable de la sélection de ces œuvres, et comment se retrouvent-elles entre les murs des musées ? Qui détermine les thèmes des expositions, la sélection des artistes, et la mise en scène des œuvres pour qu’elles résonnent en nous ? Afin de découvrir ces figures clés qui œuvrent dans l’ombre, je me suis entretenue avec AnneMarie St-Jean Aubre, conservatrice de l’art québécois et canadien contemporain (datant de 1945 à aujourd’hui) au Musée des Beaux-Arts de Montréal (MBAM). Avec son regard et son expertise, St-Jean Aubre façonne des expositions qui racontent nos histoires, veillant à ce que l’art contemporain nous interpelle et nous représente.

Le Délit (LD) : Pourriez-vous nous parler de votre parcours dans le monde des arts et de ce qui vous a initialement attirée vers ce métier ? Y a‑t-il eu un moment décisif qui vous a poussée à choisir cette carrière ?

Anne-Marie St-Jean Aubre (AMSJA) : Oui ! Mon intérêt pour les arts a commencé avec mes cours en arts visuels au secondaire, qui étaient parmi mes préférés. Cela m’a ensuite orientée vers un baccalauréat en arts visuels. J’y ai choisi un cours de muséologie, qui a déclenché mon intérêt. Le projet principal de ce cours consistait à imaginer une exposition sur papier : concevoir la mise en espace des œuvres et rédiger les textes d’accompagnement. J’ai constaté que ce travail correspondait davantage à mon désir de création. C’est donc ainsi que j’ai décidé de réorienter ma formation en histoire de l’art à l’UQAM, afin de poursuivre une trajectoire qui pouvait me mener à un travail de commissaire d’exposition.

« Avec son regard et son expertise, St-Jean Aubre façonne des expositions qui racontent nos histoires, veillant à ce que l’art contemporain nous interpelle et nous représente »

LD : Pouvez-vous expliquer la différence entre un commissaire d’exposition et un conservateur ?

AMSJA : C’est intéressant de noter qu’en anglais, il n’y a pas de distinction entre les deux rôles, car le terme utilisé est « curator ». En français, le commissaire d’exposition est responsable de tout ce qui concerne la création d’une exposition. Cela inclut la sélection des œuvres, l’invitation des artistes, la rédaction des textes d’exposition et la mise en espace. Bien que les conservateurs réalisent également ces tâches, leur rôle se distingue par une responsabilité supplémentaire : le développement d’une collection, ce qui implique un volet d’acquisition et une réflexion sur l’évolution de cette collection. En tant que conservatrice au MBAM, par exemple, je suis responsable de la collection d’arts contemporains québécois-canadiens, qui comprend plus de 8 500 objets. Je dois réfléchir aux artistes inclus dans la collection et à ceux qui ne le sont pas, afin de garantir une représentation complète et pertinente pour orienter la collection vers l’avenir.

LD : Comment se déroule le processus d’acquisition d’œuvres ?

AMSJA : Lorsqu’il s’agit d’une acquisition, tous les conservateurs du Musée se réunissent autour d’une table pour en discuter. Je présente l’œuvre que je souhaite soumettre pour acquisition, et nous débattons ensemble avant de prendre une décision collective ; nous cherchons à raconter une histoire à travers la collection, à témoigner d’un moment de création dans le temps. Cette étape se déroule au sein d’un comité interne. Ensuite, l’œuvre est soumise à un comité externe, composé de personnes qui ne sont pas des employés du musée. Leur rôle est de donner leur opinion sur nos choix et d’apporter une perspective extérieure.

LD : Lorsque vous étiez conservatrice d’art contemporain au Musée d’art de Joliette, vous avez mis en avant des femmes artistes et des artistes issus de divers horizons culturels. Comptez-vous poursuivre cet engagement en tant que conservatrice au MBAM ?

AMSJA : L’approche que j’ai développée à Joliette est quelque chose que je vais absolument poursuivre ici. Cela reste le moteur de tout mon travail. En observant la collection actuelle du MBAM, je constate qu’elle reflète l’histoire de l’Institution et les priorités de ceux qui m’ont précédée. Malheureusement, cela signifie qu’il y a un manque d’artistes femmes et de voix provenant d’horizons divers. C’est donc un objectif essentiel pour moi [de mettre en valeur ces voix, ndlr] dans le développement de la collection et dans la programmation des expositions. Par exemple, lors de ma première initiative, j’ai repensé l’espace des galeries contemporaines en visant la parité entre artistes femmes et hommes, tout en intégrant divers médiums comme le textile, la sculpture et le dessin. En outre, je souhaite que chaque exposition puisse intéresser autant un spécialiste de l’histoire de l’art qu’une famille qui découvre le musée pour la première fois. Mon objectif est de réussir à aborder un même projet de manière à ce que chacun y trouve quelque chose qui l’interpelle.

« Je souhaite que chaque exposition puisse intéresser autant un spécialiste de l’histoire de l’art qu’une
famille qui découvre le musée pour la première fois »

Anne-Marie St-Jean Aubre

LD : Comment décririez-vous l’art québécois et canadien ? Qu’est-ce qui compose notre unicité ?

AMSJA : C’est une question très complexe ! Par le passé, dans les années 30 à 60, il était plus facile de définir une scène nationale, car il y avait moins de mouvements artistiques. Les artistes étaient conscients de ce qui se faisait ailleurs, mais l’environnement était plus délimité géographiquement. Aujourd’hui, avec l’avènement d’Internet, les artistes sont en constante interaction avec des œuvres du monde entier, ce qui rend la définition d’une scène artistique plus compliquée. Il est donc difficile de concevoir la scène artistique québécoise et canadienne sous un angle unique, car les influences et les inspirations proviennent de partout et sont très diversifiées.

LD : Pour finir, pourriez-vous nous parler de vos projets futurs et des émotions ou messages que vous espérez transmettre au public ?

AMSJA : Je suis ravie de partager qu’il y a un projet très prometteur d’une artiste montréalaise, prévu pour 2025. La programmation complète pour l’an prochain sera dévoilée d’ici la fin novembre, mais je préfère garder le suspense. C’est ma première expérience d’exposition avec le musée, et je suis impatiente de la partager avec le public !

Le MBAM s’oriente vers une diversité enrichissante et une accessibilité accrue. Consultez le site du Musée à la fin novembre pour le dévoilement de cette artiste et de sa création. Plus d’informations sur www​.mbam​.qc​.ca


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