Depuis la chute de l’URSS, les anciennes républiques soviétiques se cherchent. En effet, ce choc majeur, qui à l’époque ne tombait pas sous le sens, a apporté un vent de changement sans précédent pour ces pays. Dotés d’une indépendance nouvelle, ils ont été confrontés à un nouveau défi : un défi identitaire. Comment se redéfinir au sortir de la période soviétique ? Comment réécrire leur histoire ? Surtout, quelle serait leur orientation géopolitique ? Préféreraient-ils se rapprocher d’une identité européenne, ou alors s’aligner avec la Russie, principale héritière de l’URSS ? Ces derniers jours, ces dynamiques identitaires et géopolitiques qui tiraillent encore de nombreux pays post-soviétiques se sont manifestées à travers les élections législatives en Géorgie et les élections présidentielles en Moldavie. En entrevue avec Le Délit, Magdalena Dembinska, professeure de science politique à l’Université de Montréal et spécialiste des politiques identitaires dans l’espace post-soviétique, discute des dynamiques cachées derrière ces élections.
Le paradoxe Géorgien
Selon Dembinska, une majorité de la population géorgienne – environ 80% – soutient l’adhésion à l’Union Européenne (UE). Cependant, durant les élections législatives du 26 octobre, c’est le Rêve Georgien, parti conservateur proche de la Russie au pouvoir depuis 2012, qui l’a emporté avec environ 54% des suffrages. De
son côté, la coalition pro-européenne a obtenu un score décevant, avec environ 37% des voix. Pourquoi, si ses habitants sont tant pro-européens, la Georgie continue-t-elle d’être dirigée par le Rêve Georgien ? Pourquoi le pays continue-t-il de s’orienter vers la Russie, alors que les deux camps se sont affrontés en 2008 dans un conflit violent qui reste très présent dans la mémoire des Géorgiens ? Dembinska explique que la couverture médiatique occidentale des élections en Géorgie se concentre beaucoup, et même trop, sur l’orientation géopolitique du pays. « Il y a un paradoxe, effectivement : si 80% de la société est pro-européenne, pourquoi les citoyens n’ont-ils pas voté massivement pour l’opposition ? Simplement parce que les enjeux électoraux ne tournent pas juste autour de la géopolitique. Nous, en Occident, on se dit “le choix est entre l’Union européenne et la Russie”, mais il y a d’autres enjeux pressants pour monsieur et madame tout-le-monde, probablement plus importants à leurs yeux que la géopolitique. »
Ainsi, même si au niveau identitaire, une majorité de Géorgiens sont favorables à l’intégration européenne, au niveau domestique, c’est une politique basée sur la préservation du statu quo qui l’emporte. Dembinska raconte en effet que la Géorgie est une société qui demeure conservatrice, où l’Église orthodoxe a toujours une place importante. La stabilité offerte par le Rêve Georgien séduit plus que l’incertitude associée à la coalition de l’opposition, qui est « très fragmentée » : « Le programme de l’opposition reste relativement obscur. Outre le fait d’avoir une orientation pro-européenne, le programme socio-économique au niveau domestique reste flou. Parce que l’opposition est une coalition, elle s’entend sur l’orientation géopolitique, mais pas sur d’autres enjeux qui sont importants dans l’agenda des électeurs. En parallèle, le Rêve Géorgien présente un visage rassurant pour de nombreux citoyens. »
Par ailleurs, les ambitions du Rêve Géorgien sont claires : bien que le parti ne soit pas explicitement anti-européen, sa politique ressemble de plus en plus à celle de la Russie. En mai dernier, l’adoption de la loi sur « l’influence étrangère » avait beaucoup fait parler, notamment à cause de sa ressemblance avec la loi russe sur les « agents de l’étranger », utilisée comme un outil de contrôle de la société civile par Vladimir Poutine. En Géorgie, cette loi impose maintenant aux ONG et aux médias qui bénéficient de plus de 20% de financement international à s’inscrire comme organisation poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère et de subir un contrôle administratif.
« Si les 80% de la société est pro-européenne, pourquoi les citoyens n’ont-ils pas voté massivement pour l’opposition ? Simplement parce que les enjeux électoraux ne tournent pas juste autour de la géopolitique »
Magdalena Dembinska, professeure de sciences politiques à l’Université de Montréal
Quelle relation Géorgie-Europe ?
Alors que la Géorgie s’était vue accorder le statut de candidate à l’adhésion à l’Union Européenne en décembre 2023, depuis le passage de la loi sur l’influence étrangère, les relations entre la Géorgie et l’UE sont froides. Au vu de ses idées, la nouvelle victoire du Rêve Géorgien ne favorisera probablement pas de rapprochement avec Bruxelles. Par ailleurs, la visite du premier ministre hongrois Viktor Orbán à Tbilissi du 28 au 30 octobre remet en question non seulement les relations Europe-Géorgie, mais également les divergences politiques au sein même des institutions européennes. En effet, le dirigeant hongrois, dont le pays préside le Conseil de l’UE depuis juillet, a envoyé un signal clair en félicitant le Rêve Géorgien, présentant une vision différente de l’UE, qui se retrouve dans un certain conservatisme.
Selon Dembinska, le message du premier ministre hongrois est clair, et prône une vision identitaire qui n’est ni complètement pro-russe, ni complètement européenne : « Ce n’est pas la première fois qu’Orbán manifeste un intérêt pour la Géorgie, parce qu’il la voit comme une potentielle alliée dans sa vision de l’Europe et sa manière de faire de la politique. Avec la Géorgie, il veut renforcer cette vision européenne alternative, non-progressiste, et un peu plus autocratique. Qu’Orbán se déplace en Géorgie, ce n’est pas très étonnant. » La visite d’Orbán a été vivement critiquée par les observateurs européens et de nombreux Géorgiens, qui s’étaient réunis à Tbilissi pour manifester contre la victoire du Rêve Géorgien, qu’ils estiment illégitime. Le résultat des élections reste un enjeu disputé, source de division entre acteurs politiques et citoyens.
Et la Moldavie ?
La Moldavie ressemble à la Géorgie en raison de sa nature post-soviétique. Cependant, les ressemblances se limitent à cela, puisqu’au niveau de l’intégration européenne, la Moldavie est nettement plus polarisée. La Transnistrie, république sécessionniste auto-proclamée proche de la Russie, située sur le territoire moldave à la frontière de l’Ukraine, illustre parfaitement cette profonde division. En parallèle, Maia Sandu, présidente du pays depuis 2020, est très pro-européenne. Vers la fin du mois d’octobre, elle a notamment organisé un référendum national qui visait à inclure la volonté de rejoindre l’UE dans la constitution moldave. Ce référendum s’est conclu par une victoire du « oui » d’extrême justesse, avec 50,46% des voix. Cependant, au niveau domestique, le référendum est contesté, car c’est le vote de la diaspora qui a fait pencher la balance en faveur du « oui » : le référendum n’a donc que peu de légitimité au sein du pays. Par ailleurs, lors du premier tour des présidentielles du 20 octobre, Maia Sandu et l’Union Européenne ont dénoncé des irrégularités systématiques et une forte ingérence russe. Il a été plus tard prouvé qu’un système massif d’achat de votes avait été déployé par un oligarque moldave réfugié à Moscou après une condamnation pour fraude.
Au dimanche 3 novembre, et avec 97% des votes comptés, Maia Sandu est réélue pour un deuxième mandat avec environ 54% des voix. Encore une fois, les autorités moldaves ont dénoncé une forte ingérence russe. Cependant, le futur pro-européen de la Moldavie, candidate à l’adhésion depuis juin 2022, est toujours incertain. En effet, il faudra garder un œil sur le résultat des élections parlementaires de 2025 : si les forces conservatrices pro-russes parviennent à prendre le contrôle du Parlement, « toutes les réformes risquent d’être beaucoup plus difficiles à mener. La Moldavie sera toujours sur la route de l’adhésion à l’UE, mais cette route risque d’être très longue et sinueuse », explique Dembinska. Le futur de la Moldavie sera aussi influencé par Moscou : la récente ingérence dans les élections, ou la possible instrumentalisation du statut de la Transnistrie montrent que la politique intérieure moldave peut à tout moment être déstabilisée.