Dimanche 13 octobre. Dur réveil. En sursaut, je me lève et m’habille, file au cinéma — le même qu’hier — je dévale les mêmes escaliers roulants, et rejoins Anna dans la file d’attente. Nous n’avons pas lu le synopsis du film que nous nous apprêtons à voir, mais l’affiche est prometteuse : le personnage porte un casque à paillettes, des lunettes noires, un costume que nous interprétons comme le signe d’un film nocturne, scindé de lasers. Pourtant, ce ne sont pas des larmes de joie qui coulent, étincelantes sur les visages éclairés par l’écran géant. Face à nous, une famille tente d’enterrer un passé d’abus sexuels. On Becoming a Guinea Fowl, de la réalisatrice Rungano Nyoni, tisse les non-dits des enfances ternies par un violeur, leur oncle, retrouvé mort au début du film.
Après le générique de fin, nous sortons de la salle, descendons calmement les marches. Sans dire un mot, nous restons attentives aux cris de colère de ces femmes, qui retentissent dans nos oreilles. Devant les portes du cinéma, je vérifie Letterboxd, où Anna a déjà rédigé sa critique. Quatre étoiles : « had to get a sweet treat after this to recover » (j’ai dû m’acheter une gâterie pour me remettre de mes émotions, tdlr). Je me pose au café de la friperie Eva B sur le boulevard St-Laurent, je gobe un biscuit, et avale un café d’une seule gorgée : je ne pense à rien. Mon regard se pose sur les plateaux qui circulent, sur les vêtements que les gens s’arrachent.
J’appelle une amie, la Française, celle qui m’avait accompagnée au festival l’année dernière. Nous nous étions assises à cette même table entre deux séances. Je tente de lui raconter ce que nous venons de sentir mais je bute sur les mots, et mes phrases se déversent dans ma tasse. La nostalgie de l’absence de mon amie remplace rapidement les sentiments moroses et je retourne seule m’affaler dans un siège du cinéma du Quartier Latin.
« Sans dire un mot, nous restons attentives aux cris de colère de ces femmes, qui retentissent dans nos oreilles »
Je chantonne, et entre joyeusement dans le monde de Lola Arias, réalisatrice du documentaire Reas, une reconstitution libre de la vie d’ancien·ne·s détenu·e·s d’une prison de Buenos Aires. Les acteur·ice·s sont des femmes queer, des personnes trans et non-binaires qui revisitent sous l’œil attentif de la caméra le lieu dans lequel iels se sont construit·e·s.
Nous rencontrons les personnages à travers le corps qui s’expriment par la voix, le sport, la créativité. Très vite, je m’attache à ces personnes, en quête d’appartenance à une communauté. Iels chantent, « voguent », jouent au soccer, se marient, mélangent allégrement la fiction aux souvenirs du réel, et m’aident à éteindre les émotions ressenties quelques heures plus tôt. J’aimerais m’enfoncer un peu plus dans mon siège, rester avec iels toute la soirée, en apprendre encore sur leurs rêves, la vie après l’incarcération. Mais l’écran s’éteint et la salle se vide. Je pars aussi, pédale sur la rue Saint-Denis jusqu’à l’avenue Laurier. Arrivée chez moi, je n’enlève pas ma veste, ni mes chaussures. Je m’allonge sur le sofa et regarde un court-métrage sur mon iPhone tout brisé. Je relâche les larmes refoulées, et la fièvre accumulée monte en spirale face aux nouvelles images qui scintillent sur le petit écran. Jusqu’à tard dans la nuit, je draine mon corps à sec en attendant le calme après les pleurs. Les émotions de la journée évacuées, je me couche et dors une nuit sans rêve. Ma tête se vide, j’attends les prochaines séances.