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Nos bibliothèques du futur

Le Centre des collections de McGill débarrasse McLennan de ses livres.

Anouchka Debionne | Le Délit

Depuis octobre 2023, les livres de la bibliothèque de McLennan disparaissent petit à petit. C’est un vide auquel il faudra s’habituer : ces ouvrages ont à présent trouvé refuge dans un entrepôt. Chacun a une place bien enregistrée, parmi les 95 092 bacs manipulés quotidiennement par des robots. Fini l’expérience du rayonnage, l’emprunt d’un livre se fait désormais sur la plateforme Sofia, un système interbibliothèquaire utilisé depuis des années par les bibliothèques de McGill. Afin d’en savoir plus, Le Délit a interrogé la doyenne des bibliothèques de McGill, Guylaine Beaudry, et visité le Centre des Collections situé à 45 minutes du centre-ville, guidé par le directeur associé du bâtiment. 

« Ça finit par coûter cher, de conserver les ouvrages imprimés sur le campus, et on n’a plus assez de place pour les étudiants qui étudient dans ces espaces »

Guylaine Beaudry, doyenne des bibliothèques de McGill

Le vestige McLennan

En revisitant l’histoire des bibliothèques universitaires, Guylaine Beaudry souligne l’importance des projets de rénovation pour adapter nos espaces à nos besoins actuels. « Le rayonnage dans les bibliothèques tel qu’on le connaît aujourd’hui ne date que depuis la fin de la seconde guerre mondiale » explique la doyenne. « Avant, les grandes bibliothèques universitaires avaient un “magasin”, comme dans les musées, où s’entreposaient les livres jusqu’à ce qu’on ait besoin de les sortir pour les prêter ou les exposer. Les architectes ont pensé ces espaces pour l’entreposage de livres, pas pour l’expérience du public. » 

Aujourd’hui, seulement 8% des collections imprimées sont consultées à McGill, soit une baisse de 90% en 30 ans. La consultation numérique a quant à elle dépassé celle papier, et le budget s’est lui aussi adapté : selon la doyenne, 95% du budget des bibliothèques est alloué aux ressources numériques. « Ça finit par coûter cher, de conserver les ouvrages imprimés sur le campus, et on n’a plus assez de place pour les étudiants qui étudient dans ces espaces » revendique-t-elle. Ainsi, la préservation de la collection générale de 200 ans de travail académique à McGill tient de la responsabilité des bibliothèques. Elles doivent assurer des conditions optimales pour leur conservation : une luminosité réduite, une humidité à 40% et une température de 18 degrés. Cependant, l’évolution de l’utilisation des espaces laisse les étudiants dépourvus de lieux pour se rencontrer, étudier, et créer. 

Bibliothèque du XXIe siècle

Le projet de rénovation de la bibliothèque McLennan, FiatLux, en cours de conception depuis 2014, réimagine l’espace pour les étudiants qui veulent y étudier dans le silence autant que pour ceux qui veulent débattre de leurs idées pour un projet d’équipe. « La bibliothèque est un des rares lieux à Montréal où les étudiants peuvent travailler en silence ; et où d’autres viennent pour discuter et travailler en collaboration, dans une ambiance qui ressemblerait à un bistrot », imagine Dr. Beaudry. 

Celle-ci réimagine ce que pourrait être une bibliothèque dans la vie des étudiants : « Entre les espaces de silence et “bistrot”, il y a les salles de travail en collaboration, les salles pour pratiquer ses présentations, des espaces pour faire des balados, et expérimenter avec la visualisation des données, des espaces sans Wi-Fi pour minimiser les distractions. » Le but de la bibliothèque est de créer un espace social « fait pour les humains, pas pour les livres », ironise-t-elle. 

Anouchka Debionne | Le Délit

Afin de résoudre la question du manque d’espace, McGill s’est inspiré de ce qui se fait dans les autres universités : des centres de collections, bâtiments extérieurs aux bibliothèques de l’université, où sont entreposées les collections et où les livres peuvent être commandés par les étudiants et les employés des institutions académiques. Ça ressemble étrangement aux « magasins » de l’époque, mais on exporte ces magasins pour adapter nos espaces du centre-ville pour les utilisateurs. Cinq universités en Ontario partagent un même centre de collections, dont celles de Toronto et d’Ottawa. Bien qu’elle ait tardivement ouvert son centre en juin 2024, l’Université McGill est la première à y avoir plus de robots que d’employés.

« Nos critères étaient de trouver un lieu à moins d’une heure du centre-ville qui entre dans notre budget », renseigne la doyenne. La construction du centre a ainsi commencé en mars 2022 à Salaberry-de-Valleyfield, à 50 minutes en voiture du centre-ville et à 25 minutes du campus MacDonald. « Les déplacements de livres se font quotidiennement par camions électriques », assure Dr. Beaudry. 

Une « usine de connaissances »

Le Délit a visité le centre de collections à Salaberry-de-Valleyfield, accueilli par Carlos Della Motta, directeur associé du centre, et Mary, la superviseure de la bibliothèque du centre. Le bâtiment est divisé en deux grandes unités : l’une est un grand espace de cotravail pour les cinq employés à temps plein, où sont reçus les retours de livres. « Ici, » montre Carlos della Motta en désignant une grande salle vide avec seulement deux, trois tables, « on entreprend des petites réparations si les matériaux du livre tombent, et ensuite ils peuvent retourner dans l’entrepôt ».

« Nous avons reçu environ 20 000 livres par jour du centre-ville, dont le code-barre était numérisé dans les bacs, puis les bacs ont été insérés dans la grille. Ce processus a duré environ six à sept mois »

Guylaine Beaudry, doyenne des bibliothèques de McGill

Passé deux ensembles de portes, on entre dans un entrepôt où se dresse un mur rouge, derrière lequel s’échafaudent 95 092 bacs contenant 2,4 millions de livres. Les livres proviennent des collections de McLennan et Redpath, ainsi que du gymnase Currie où étaient entreposés les livres de la bibliothèque Schulich lors de ses rénovations de 2019 à 2023. Les robots sont disposés sur des rails juste au-dessus de caisses empilées qui forment un mur de plusieurs mètres de haut. Ils se déplacent pour soulever des bacs afin d’en atteindre d’autres, et faire descendre la caisse qui contient le livre commandé. Les robots sont programmés pour mener un travail d’équipe : chacun à son poste, deux peuvent bouger du nord au sud de la grille, et deux bougent d’est en ouest. Ainsi, les quatre robots orientés vers le sud sont ceux qui peuvent prendre un bac et le livrer au port. Quant aux deux robots orientés vers le nord, leur principale responsabilité est de pré-trier les bacs pour les quatre autres robots. Le personnel cherche ensuite le livre dans le bac, le sort et le traite pour l’envoyer au centre-ville. La fonction du robot se limite donc à récupérer le bac qui se trouve à l’intérieur de la grille. Le reste du travail est effectué par le personnel de la bibliothèque. 

Anouchka Debionne | Le Délit

Les livraisons ont commencé en octobre 2023. « Nous avons reçu environ 20 000 livres par jour du centre-ville, dont le code-barre était numérisé dans les bacs, puis les bacs ont été insérés dans la grille. Ce processus a duré environ six à sept mois », souligne Carlos della Motta. « On travaille avec trois systèmes indépendants : AutoStore, qui a créé le système automatisé de récupération des caisses et qui localise les caisses et contrôle les robots, le système Dematic, qui suit l’inventaire des livres dans les bacs, et enfin le système interbibliothèques Sofia, utilisé par les utilisateurs pour commander les livres » explique le directeur associé du centre. Ce genre d’entrepôt est d’habitude utilisé par les industries qui entreposent des marchandises. Il a séduit McGill comme une alternative aux autres centres de collections plus traditionnels, qui se font d’habitude avec des chariots élévateurs ou des assistants virtuels. Pour l’instant, les deux personnes interrogées ne connaissent que deux autres lieux au monde qui utilisent cette technologie pour entreposer des documents : le FBI, et un centre d’archives à Abu Dhabi. « Depuis notre mise en service en juin, notre moyenne est d’environ 850 livres commandés par semaine », renseigne Carlos Della Motta. « On s’occupe aussi d’envoyer des livres pour être scannés dans le centre, qui nous sont ensuite retournés. »

Certification faible impact

Le centre de collection a été certifié Platinum LEED (Leadership de conception en énergies et environnement, tdlr) pour ses efforts en termes d’utilisation des ressources énergétiques comme l’électricité et d’aménagement intérieur et extérieur pour les cinq employés qui viennent quotidiennement sur place. « Nous avons un bac à compost, nos meubles viennent du campus du centre-ville et nous avons gagné la certification Pelouse Fleurie pour notre engagement envers la biodiversité de la ville de Valleyfield. On n’utilise pas de pesticides, pas d’engrais, pas de dérogation. Il y a un certain nombre de plantes endémiques nécessaires pour obtenir la certification », raconte Carlos Della Motta. Le bâtiment est fourni d’une salle de conférence, d’une cuisine, et même d’une douche, pour ceux qui voudraient venir à vélo au travail. Les robots chargés avec des batteries de voiture électriques, eux, consomment en 24 heures ce que consomme un aspirateur branché durant 30 minutes. 

« Le but de la bibliothèque est de créer un espace social fait pour les humains, pas pour les livres »

Projet de rénovations retardé

Le Centre des Collections a accueilli les premiers livres à Salaberry-de-Valleyfield en octobre 2023 afin de vider la bibliothèque McLennan pour le début des travaux en 2025. « C’est seulement après avoir déplacé les livres que le projet de rénovation a été mis en pause » informe Carlos Della Motta. Les travaux, retardés dû à « une augmentation des coûts dans la construction », ont été impactés par l’augmentation des frais de scolarité pour les étudiants hors Québec. La doyenne Dr. Beaudry précise : « c’est certain que ça a contribué, parce que c’est la santé financière de McGill qui a été touchée, et la capacité d’emprunt de notre Université ». Les plans de rénovation sont actuellement retravaillés afin de rentrer dans le budget. La doyenne précise que les étagères de McLennan resteront vides et ne seront pas démantelées tout de suite : « Pour le moment, on a confiance que d’ici au printemps, on saura où on s’en va. Si l’on démantèle les rayons et qu’on crée des espaces avec les moyens qu’on a, on risque de devoir tout changer à nouveau au printemps, quand on aura plus de visibilité sur la poursuite des travaux. » 

Anouchka Debionne | Le Délit

Le futur du centre

Le centre ne restera donc pas seulement un entrepôt durant les travaux, et compte d’ailleurs accueillir les collections d’autres universités. Selon Carlos Della Motta, « lorsque d’autres bibliothèques, comme la bibliothèque d’Études islamiques, le campus MacDonald ou celle de l’École de musique commenceront à manquer d’espace, nous devrons mettre en place des protocoles et des procédures pour qu’elles puissent déplacer des documents ici. Nous ne sommes pas encore au maximum de notre capacité ». Le centre de Collections accueille actuellement 2,4 millions de livres, et la doyenne mentionne qu’ils prévoient le retour de 400 à 500 000 livres dans la bibliothèque McLennan. « On se pose la question en discutant avec les étudiants mais aussi avec les professeurs : de quelles collections a‑t-on besoin au centre-ville ? » S’y retrouveront sûrement les livres qui ont été empruntés récemment, les nouveaux livres achetés par l’Université et ceux qui figurent sur les syllabus des professeurs.

Ainsi, les bibliothèques sont des espaces dans lesquels les étudiants passent un grand pourcentage de leur temps : le centre de Collection est une première étape vers l’adaptation de nos bibliothèques pour nos besoins numériques du XXIe siècle.


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