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Un lien rouge sang

Le théâtre Denise-Pelletier nous fait réfléchir aux tragédies familiales.

Stu Doré | Le Délit

Avec sa pièce Ma vie rouge Kubrick, le metteur en scène Éric Jean entreprend la tâche complexe d’adapter sur la scène du théâtre Denise-Pelletier le roman éponyme de Simon Roy. Œuvre entre l’autofiction et l’essai, elle relate l’obsession de son auteur pour le film d’horreur The Shining (1980) de Stanley Kubrick, inspiré du roman de Stephen King. Cette idée fixe, partiellement due au passé sinistre de Simon Roy lui-même, lui permet de s’interroger sur la capacité de l’être humain à transcender son héritage tragique familial. Telles des poupées russes, toutes ces œuvres se font écho dans une mise en abîme intertextuelle.

L’œuvre de Simon Roy prend vie sous les traits de Mickaël Gouin et Marc-Antoine Sinibaldi. À eux seuls, ces deux acteurs incarnent le dédoublement, thème récurrent dans toutes les œuvres à l’origine de cette adaptation. Tandis que Gouin, tout de bleu vêtu, incarne Simon Forest – personnage principal de cette auto-fiction – Sinibaldi, habillé en rouge Kubrick, personnifie ses maux générationnels ainsi que les nombreux autres personnages qui lui donnent la réplique. Le jeu de Sinibaldi se distingue par sa capacité à revêtir l’essence de ces multiples personnalités hétérogènes, tandis que Gouin fait preuve d’un jeu d’une versatilité singulière.

On retrouve également l’omniprésence du double à travers un jeu d’ombres astucieux projeté sur le mur qui longe le fond de l’espace scénique. Sur celui-ci défilent ainsi toutes sortes de projections multimédias (photographies, statistiques, définitions et paysages) qui accompagnent et illustrent judicieusement les paroles des acteurs. En effet, la série d’adaptations ayant mené à la création de la pièce ouvre la voie à une véritable transmutation des médias, avec une pièce située à la croisée du film, du livre, et de la scène. Ainsi, par la lecture à voix haute de longs monologues tirés du livre et les projections sur le cyclorama en arrière-plan, la pièce invite l’auditoire à découvrir un hybride entre l’imaginaire et le réel. De plus, l’alternance entre les répliques prononcées simultanément par les deux comédiens et les silences soudains qui envahissent la scène suscitent chez l’auditoire une anxiété qui persiste tout au long de la pièce. La moquette rouge au sol et les éclairages colorés contribuent également à l’ambiance lugubre qui plane dans la salle.

Si l’adaptation est réussie avec brio en ce qui a trait à l’incarnation de l’atmosphère d’angoisse suintante et inconfortable propre au genre de l’horreur, la pertinence de certains choix narratifs décevait par moments. Le livre de Simon Roy et le film de Kubrick abordent de nombreux thèmes qui ne pouvaient vraisemblablement pas tous être représentés dans une pièce de 70 minutes. Malheureusement, la clarté du fil conducteur a été sacrifiée au profit du traitement d’une panoplie d’enjeux hérités du livre. Alors que le livre de Roy tricote délicatement l’enchevêtrement entre l’histoire tragique de sa famille et la trame sanglante de The Shining, la pièce nous perd légèrement et ce n’est qu’à la toute fin que les fils narratifs auparavant disparates sont reliés.

C’est pourquoi il faudrait plutôt considérer la pièce comme la cerise sur le gâteau d’une trilogie dont les pierres angulaires demeurent les œuvres de Roy et Kubrick. Nous vous conseillons donc d’aller voir la pièce si les univers de Kubrick et Roy vous sont familiers ; elle incarne visuellement l’ambiance des deux œuvres précédentes, mais il serait difficile d’en saisir toute la profondeur hors de ce contexte. La pièce reprend effectivement de manière plus légère et moins explicite les interrogations sur la fatalité de la violence qui hantent le film et le livre. Elle nous procure toutefois une ébauche de la réponse esquissée par Simon Roy, en nous offrant une projection opportune et émouvante accompagnée des mots imagés de l’auteur défunt : « Au-dessus de ma tête, le soleil s’évertue à essayer de déjouer les nuages. »

Ma vie rouge Kubrick est présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 16 novembre 2024.


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