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Notre chez-nous terrien

Voyage sur la Terre avec Julie Payette, astronaute canadienne.

Julie Payette

Le « chez-nous », peut prendre plusieurs échelles : sa maison, sa ville, sa province, son pays, sa culture ou même sa langue. Toutes ces échelles se confondent lorsqu’on considère un sentiment d’appartenance commun à tous : celui d’être humain, sur une même planète. Nous faut-il voyager dans l’espace pour nous sentir homo sapiens ? Dans son livre publié en 1987, le philosophe Frank White met des mots sur l’expérience de voir notre planète de l’extérieur : « l’effet de surplomb. » Celui-ci, défini par le blog de l’Agence spatiale canadienne comme « une expérience intense qui mène à avoir une meilleure appréciation de la Terre et de son apparente fragilité » a été repris dans de nombreuses recherches. Le sentiment d’humilité et d’émerveillement qui en découle pourrait être un moyen de promouvoir des comportements pro-environnementaux. Le Délit s’est donc entretenu avec l’astronaute canadienne Julie Payette, qui a réalisé deux voyages en orbite autour de la Terre à bord de la Station spatiale internationale en 1999 et 2009.

Le Délit (LD) : Quelles sont les premières sensations que vous avez ressenties lors de vos premiers instants dans l’espace ?

Julie Payette (JP) : Pendant le lancement, on est très occupé parce qu’on doit se rendre dans l’espace à bord d’une fusée, alors on ne regarde pas forcément la Terre défiler sous nos pieds. Mais lorsqu’on arrive là-haut, on porte son premier coup d’œil sur la surface de la Terre, à seulement 400 km de nous. C’est comme une bille de marbre sur fond d’infini. Une myriade de bleus, de blancs, de bruns, de verts. Depuis la Station spatiale internationale, on perçoit la Terre comme une courbe couverte d’une mince couche, comme une pelure d’oignon bleu qui représente son atmosphère. Depuis la Terre, le ciel nous paraît bleu lorsqu’il fait beau parce qu’on est à l’intérieur de cette petite bande bleue. Dès qu’on en sort avec un véhicule spatial, la vraie couleur du ciel dans tout l’Univers est le noir. Les étoiles ne scintillent pas, elles sont très claires, car leur lumière n’est pas brouillée par la couche de l’atmosphère. Puisqu’un tour de la Terre dure 90 minutes, on passe une partie en orbite de jour et une partie en orbite de nuit. C’est extraordinaire. On a déjà un attachement à la planète avant de partir mais il devient plus clair lorsqu’on revient sur Terre parce que c’est la seule planète que l’on connaît pour l’instant et le seul endroit où on peut vraiment vivre.

LD : Est-ce qu’il y a un sentiment d’irréalité quand on regarde la Terre depuis l’espace ?

JP : La lumière qui émane de la Terre est fantastique. Dans les périodes d’orbite de nuit, on voit où est la vie, autant avec les volcans et les éclairs qu’avec les lumières des villes. J’ai eu la chance de voir les villes d’Europe s’illuminer lors de mon deuxième vol, alors que le crépuscule devenait nuit. La péninsule italienne est particulièrement repérable, grâce à sa forme de botte. On voyait les villes s’illuminer, d’abord Gênes, puis Rome, Naples, le sud de l’Italie, les côtes de la Méditerranée. Les villes se trouvent principalement sur les côtes, alors leurs lumières en dessinent les contours. On voit aussi les contrastes depuis l’espace. Par exemple, on peut voir le rouge de l’Etna, volcan reconnaissable grâce à la forme de botte de l’Italie. Cet immense spectacle à nos pieds qui change constamment et qui n’est jamais le même à chaque orbite témoigne que notre planète est vivante, et c’est très rassurant.

LD : À la suite de vos deux expéditions, qu’est-ce qui a changé dans votre rapport à la Terre ?

JP : Les gens pensent que l’on en revient bouleversé, chamboulé, complètement changé. Moi, je vous dirais que ce n’est ni mon expérience, ni celle que j’ai pu entendre de mes collègues. On revient très fiers d’avoir participé à ces missions, d’avoir eu la chance d’explorer, d’aller dans l’espace, de travailler là-haut. On était déjà convaincu que la Terre était importante, car sa faune et sa flore en font le seul endroit où l’on peut vivre pour l’instant. On doit donc bien s’en occuper en prenant des décisions collectives parce que ni la Terre ni le climat et la biodiversité ne connaissent de frontières. On doit travailler ensemble pour maintenir les joyaux qu’elle nous procure et la chance qu’elle nous donne de vivre ici. Mais c’est une conviction qui était déjà là avant notre voyage dans l’espace.

C’est comme une bille de marbre sur fond d’infini. Une myriade de bleus, de blancs, de bruns, de verts.

LD : Est-ce que vous retrouvez ces sentiments d’émerveillement sur Terre ?

JP : Tout à fait. C’est personnel, mais je m’extasie régulièrement devant la beauté de la nature. On vient de passer un automne formidable au Canada. C’est une féerie chaque année, surtout lorsqu’on monte dans le Nord, et qu’on voit cette forêt multicolore se dérouler sous nos yeux. Ce sont des sentiments que je retrouve quand je plonge le long de murs marins ou quand je me rends au sommet d’un pic de montagne. Il est facile, je crois, de s’émerveiller et d’avoir conscience que nous habitons un joyau.

LD : Vous avez photographié l’Est canadien depuis l’espace. Y avez-vous reconnu votre chez vous ?

JP : Je me rappellerai toujours lorsque j’ai vu Montréal pour la première fois, il y a 25 ans, lors de mon premier vol. Ça m’a fait chaud au cœur parce que j’avais une deuxième montre sur mon bras qui était à l’heure de l’Est sur laquelle j’ai pu lire « 5h du matin ». Je savais que chacun était dans son lit en train de dormir. J’ai senti l’appartenance à ma communauté. En tant qu’astronautes, nous étions émerveillés de voir les sites de lancements de fusée depuis l’espace. Je me rappelle survoler celui des fusées russes, qui est au Kazakhstan. On a la même excitation lorsqu’on voit celui de Kennedy Space Center à Cap Canaveral, parce que c’est de là qu’on a été lancé et c’est là où l’on va revenir. C’est fou à dire, mais c’est comme une connexion personnelle. J’espère que de plus en plus de gens iront dans l’espace et qu’il y aura des poètes, des chanteurs, des artistes, des écrivains et des gens qui savent mettre des mots sur cette magnifique planète qu’on habite. de plus en plus de gens iront dans l’espace et qu’il y aura des poètes, des chanteurs, des artistes, des écrivains et des gens qui savent mettre des mots sur cette magnifique planète qu’on habite.

LD : Quelle est la chose la plus intéressante ou la plus surprenante que vous ayez apprise sur l’espace depuis que vous êtes devenue astronaute ?

JP : Lors des deux dernières décennies, on a complètement réécrit les livres d’astronomie parce qu’on a découvert des choses incroyables. Lorsque Pluton a été découverte, on pensait que ce morceau là-bas, loin de l’orbite de Neptune, était la neuvième planète de notre système solaire. Plus nos instruments nous ont donné la capacité de voir plus loin et mieux, plus on s’est aperçu que Pluton n’était qu’un objet parmi des milliers d’autres similaires dans une ceinture d’astéroïdes, appelée Kuiper. On a dû enlever son étiquette de planète, car des milliers d’objets là-haut sont solides, terrestres, et il aurait alors fallu déclarer 1 500 planètes dans notre système solaire. Les découvertes en astronomie sont récentes, et révolutionnaires. On a découvert il y a seulement 30 ans qu’il y avait d’autres systèmes solaires, composés d’exoplanètes. On découvre de nouveaux systèmes solaires tous les jours. D’un autre côté, on peut photographier des galaxies autres que la nôtre mais on ne peut pas photographier la nôtre parce qu’on est dedans. Il y a beaucoup à apprendre sur qui nous sommes dans ce domaine.

Cet immense spectacle à nos pieds qui change constamment et qui n’est jamais le même à chaque orbite témoigne que notre planète est vivante, et c’est très rassurant.

LD : Est-ce que vous vous sentez minuscule parfois ?

JP : Mais c’est ce que nous sommes. Nous sommes un grain de poussière dans cet immense Univers observable depuis nos télescopes, nos sondes et nos véhicules qu’on envoie. Mais on n’a rien vu, on n’est jamais allé sur une autre étoile, c’est beaucoup trop loin. L’espace est immense, on sait que l’Univers a environ 13,7 milliards d’années, donc on a du chemin à faire. Finalement, on est totalement minuscule, certains diraient « insignifiant ». J’utilise ce mot strictement lorsqu’on parle de comparer notre galaxie à tous les autres objets qui existent dans l’Univers. Si on compare notre système solaire à la quantité infinie d’autres systèmes solaires, on est en effet insignifiant. Mais lorsqu’on regarde toute la vie que permet un seul de ces soleils, le nôtre, sur Terre, en lui donnant de la lumière et donc de l’eau liquide, notre soleil n’est pas insignifiant du tout. Ce système a permis notre existence. La petitesse de notre présence dans l’Univers est une perspective de regard, plutôt que quelque chose d’inquiétant.

LD : Auriez-vous un moment particulier de votre mission qui vous a paru inoubliable à partager ?

JP : Je vous dirais que l’arrivée à la Station spatiale internationale est impressionnante. Lors de mon premier vol, j’y suis allée à ses tout débuts, lorsque la station était aussi petite qu’un satellite. Deux modules seulement, personne à bord. Mais la deuxième fois, 10 ans plus tard, la station spatiale était presque en fin de construction et elle était de la grosseur d’un terrain de football avec tous ses panneaux solaires, six personnes à bord et différents modules. Un des moments forts de mon expédition a été notre arrimage, parce qu’on est une petite navette spatiale, avec sept personnes à bord, qui s’accroche à cette énorme infrastructure.

LD : Est-ce que vous avez participé à la construction du centre ?

JP : Mes deux missions étaient des missions de construction. Lorsque je vais dans des écoles parler aux jeunes, je leur dis toujours que je suis un travailleur de la construction spatiale. J’étais opératrice de grues et de vaisseaux spatiaux. Je suis très fière de cette Station spatiale internationale. Là- haut dans l’espace, depuis bientôt 25 ans, des gens de différentes cultures travaillent ensemble tous les jours, sept jours par semaine, 24 heures par jour. On a des centres de contrôle aux États-Unis, à Moscou, en Europe, au Japon, et un petit centre de contrôle ici à Montréal pour le bras canadien. On entend rarement dire que ça va mal : les gens collaborent et travaillent ensemble pour faire avancer la connaissance.

LD : Si vous pouviez concevoir votre propre mission ou destination spatiale, où iriez-vous et que feriez-vous ?

JP : Je serais très heureuse d’embarquer dans la prochaine mission Artemis II, qui l’année prochaine devrait décoller de la Terre pour faire le tour de la Lune en orbite. Ça va faire plus de 50 ans que nous ne sommes pas retournés si proches de la Lune avec des gens à bord. On a envoyé des sondes, mais personne n’y est retourné depuis 1972. Il y aura un Canadien à bord, Jeremy Hansen. La mission Artemis II a pour but de tester la capsule et les manœuvres pour se rendre aussi loin, et elle est un préalable à la mission Artemis III qui prévoit envoyer des astronautes marcher sur la Lune.

LD : Est-ce qu’on a des choses à chercher sur la Lune ?

JP : La Lune est l’endroit où les humains ont été le plus loin. Lorsque vous voyez une photo où on voit la surface de la Lune et la Terre comme un petit point au loin, je dis que c’est la photo de tourisme la plus éloignée qu’on n’ait jamais prise. On a définitivement un intérêt à retourner sur le sol lunaire, entre autres près du pôle Sud de la Lune parce qu’on sait grâce à nos sondes qu’il y a possiblement de la glace dans les cratères au pôle Sud qui ne sont jamais exposés à la lumière du Soleil. Si cette glace est faite d’eau, elle pourrait nous fournir en H2O et en oxygène. On aimerait bien un jour, plusieurs pays ensemble, installer une base sur la Lune pour apprendre à vivre sur un astre inhospitalier, sans atmosphère, pour nous préparer un jour à faire la prochaine étape dans l’exploration humaine qui serait d’aller sur une autre planète. Mars est la prochaine destination. C’est compliqué parce que Mars n’est pas sur la même orbite que la Terre, ce qui fait que les deux planètes ne sont pas toujours alignées. Ce sera donc un long voyage de plusieurs années, qui serait rendu possible en se préparant d’abord avec une base lunaire. Artemis II va faire le tour de la Lune et revenir sur Terre, ce qui est une étape importante pour se rendre à l’objectif de créer cette base.

LD : Quelle serait la première chose que vous feriez si vous posiez le pied sur la Lune ?

JP : Regarder si je peux apercevoir la Terre. J’imagine. Mais on ne la voit pas tout le temps. C’est comme nous, ici sur Terre, on ne voit pas toujours la Lune.

LD : C’est quoi, votre chez-vous ? 

JP : Je pense que j’ai beaucoup d’appartenances. J’ai des appartenances à ma ville, à mon pays, à mon continent, au fait que je fais partie des homo sapiens. Je dis souvent en rigolant que je suis une extraterrestre parce que j’ai eu la chance d’être à l’extérieur de la Terre pendant quelques jours, pendant mes deux missions. Mais je reste une habitante de la planète Terre. Je la partage avec des milliards de personnes.

L’astronaute n’omet pas qu’en 50 ans d’observation depuis l’espace, les effets de la pollution sont
rendus de plus en plus visibles. La grande majorité de ceux qui reviennent de leur un voyage à bord de la Station spatiale internationale deviennent porte-parole des effets dont ils ont témoigné : les déversements pétroliers, la fonte des glaciers, et l’érosion des berges. Bien que l’on puisse prendre des photos de l’espace depuis des satellites, « quand c’est un humain qui regarde et raconte, l’impact est souvent plus grand », conclut l’astronaute canadienne.


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