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À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas

Une exposition rendant hommage aux femmes noires de Montréal à deux pas de McGill.

Harantxa Jean

En cette rentrée de semestre hivernal, une question revient souvent dans les cercles des étudiants : que faire entre deux cours ou pendant une pause bien méritée ? Pour les McGillois, le centre-ville regorge d’options, mais peu savent que juste en face du campus, un trésor d’histoire et d’archives les attend. Le Musée McCord Stewart, situé sur la rue Sherbrooke, propose actuellement une exposition qui interpelle et émeut : À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas, de Michaëlle Sergile.

Dans le cadre du programme « Artiste en résidence » du Musée McCord Stewart, cette première exposition muséale de l’artiste multidisciplinaire se concentre sur la vie des femmes noires résidant à Montréal entre 1870 et 1910. Que ce soit en retracant les origines du Club des femmes de couleur de Montréal (fondé en 1902) – le premier collectif fondé par des femmes noires au Québec – ou en illustrant le vécu de femmes noires reléguées aux archives montréalaises, le titre de l’exposition porte adéquatement son nom en évoquant une absence de reconnaissance. En effet, sur l’enseigne précédant l’exposition, l’artiste souligne que « les photographies provenant des collections de grands studios […] étaient identifiées par les noms de famille de la clientèle. Cette procédure limite aujourd’hui nos possibilités d’identifier les femmes noires figurant sur les photographies présentées dans l’exposition parce qu’elles n’étaient généralement pas des clientes, et que leurs noms n’ont en grande partie pas été consignés (tdlr)». Donc bien qu’intégrées au tissage socio-historique de Montréal, ces femmes sont invisibilisées dans les rares traces qui attestent de leur présence. Le terme « tissage » s’avère ici pertinent, puisqu’il s’agit également du médium central de la pratique artistique de Sergile.

Exposées au Musée national des beaux-arts du Québec ou encore au Musée d’art de Joliette, les œuvres de l’artiste d’origine haïtienne témoignent d’un effort pour « recoudre » des fragments d’histoires afro-descendantes perdues, tout en « défaisant » les structures qui ont permis leur effacement. Avec À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas, Sergile ne cherche pas uniquement à rendre visibles des pionnières oubliées ; elle explore ce que cette invisibilité implique, les dynamiques de pouvoir qui l’ont instaurée, et les conséquences qu’elle a eue sur les générations suivantes.

« L’exposition ne se contente pas de restituer l’Histoire, mais nous fait ressentir le poids de son ambiguïté. On s’interroge, on devine, et on tente de reconstituer des réalités fragmentées à travers les vides que l’artiste met en lumière »

Une expérience immersive

Dès que je franchis les portes du musée, le tumulte extérieur s’efface pour laisser place à un silence chargé de sens. La salle, baignée d’une lumière tamisée, murmure les récits oubliés que Sergile tente de ramener à la surface. Pour ce faire, l’artiste s’appuie sur le concept de « fabulation critique » théorisé par Dr Saidiya Hartman, une pratique méthodologique qui mélange archives et imagination pour combler les silences historiques. « Face aux limitations des archives, la création devient un moyen d’imaginer et de reconnaître pleinement le vécu de celles dont nous ne possédons que quelques traces », explique l’artiste à travers ses écrits sur l’un des murs du musée. Cette méthode transparaît dans les choix conceptuels de l’exposition, où des photographies réinterprétées sous multiples formes enrichissent une narration en quête de justice.

Les premières installations qui m’accueillent sont des télévisions antiques diffusant des vidéos d’archives. Les écrans anachroniques projettent des images vacillantes et parfois floues, qui plongent les spectateurs dans un brouillard à la fois familier et insaisissable – un clin d’œil au vertige que l’artiste ressent en explorant des archives inachevées. En effet, Sergile confie sur une paroi muséale qu’elle a « tenu à laisser une trace publique de ses nombreuses réflexions puisqu’elles reflètent la réalité des archives. Une réalité fluctuante, complexe et pleine d’angles morts ». Et c’est là que réside la force de cette exposition : elle ne se contente pas de restituer l’Histoire, mais nous fait ressentir le poids de son ambiguïté. On s’interroge, on devine, et on tente de reconstituer des réalités fragmentées à travers les vides que l’artiste met en lumière.

Harantxa Jean

C’est ce que je découvre dans les portraits que Sergile tisse de trois femmes, des œuvres qui, paradoxalement, incarnent l’antithèse même du portrait : l’anonymat. Leurs visages et membres, absents, paraissent fantomatiques, surplombant leurs corps tissés en blanc. Cette dualité visuelle, entre absence et présence, entre noir et blanc, souligne les tensions dans la représentation des femmes noires. Elle illustre comment l’Histoire peut à la fois effacer et révéler, cacher et illuminer, selon les perspectives adoptées.

Mon regard est ensuite attiré par une ligne du temps monumentale, jalonnée de dates et d’images retraçant le contexte dans lequel les femmes noires ont évolué à Montréal. La première date, 1834, marque l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques, un événement fondamental pour comprendre la mobilité des populations noires vers le territoire qui deviendra par la suite le Québec. Au fil de cette ligne, je découvre des photographies historiques datant de la fin du 19e siècle jusqu’au début du 20e siècle : une travailleuse domestique en 1868, ou encore un couple de nobles afro-canadien capturé en 1871 par le célèbre photographe William Notman. La dernière date de la ligne du temps, quant à elle, évoque les personnes noires originaires des Antilles ayant immigré à Montréal pour étudier la médecine ou l’agriculture à l’Université McGill, mais qui ont quitté la métropole « en raison de l’importante discrimination dont elles [étaient] victimes » entre 1911 et 1930. En tant qu’étudiante d’origine haïtienne à McGill, je me sens directement interpellée par cette réalité, mais je ne dois sûrement pas être la seule. Pour les étudiants McGillois, cette dernière offre une occasion unique de découvrir un pan méconnu de l’histoire de Montréal, tout en proposant une réflexion sur la place et la responsabilité de chacun dans les expériences d’autrui. Ainsi, À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas ne se limite pas au constat : elle engage un dialogue nécessaire avec le présent.

À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas de Michaëlle Sergile est exposée jusqu’au dimanche 26 janvier 2025 au Musée McCord Stewart.


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