Retourner à la maison, s’occuper de sa maman : ce sont ces motivations empreintes de tendresse qui poussent Matthew, un fonctionnaire, à quitter Montréal pour retourner à Winnipeg, sa ville natale. Dans Une langue universelle, la quête du chez-soi, un foyer où l’on est inclus plutôt qu’invité, constitue le cœur du récit. Ce chez-soi, Matthew Rankin, co-scénariste, réalisateur et acteur s’interprétant lui-même, le traduit avec une telle sensibilité que le film est retenu comme candidat canadien dans la Liste Courte du meilleur film international des 97e Oscars de 2025. Mais le pays de l’érable que Rankin dépeint n’est pas celui que l’on connaît : dans ce film, sélectionné parmi le Top 10 des meilleurs films canadiens de l’année 2024, le Canada est un univers unique et biscornu, où le persan et le français sont les langues officielles du pays.
L’histoire s’ouvre au sein d’une école d’immersion française, où un professeur acariâtre enseigne à des élèves intrigués par une dinde et des lunettes disparues, nous plongeant au cœur d’un enchaînement d’événements improbables. Dans un autobus en direction de Winnipeg, ce même professeur croise la route de Matthew, à la recherche de sa maison d’enfance, tandis que deux écolières poursuivent un billet de 500 riels gelé sous la glace. Massoud, un guide touristique, s’ajoute à ce tourbillon où les destins et les corps semblent se confondre. Vous l’aurez compris : pour le deuxième long métrage de fiction du cinéaste, tout s’entrelace. Couronné du prix du public au Festival de Cannes, ce récit fascinant explore des liens invisibles et des hasards troublants. Cela dit, je n’ai pu m’empêcher de questionner les racines autobiographiques du film, où Rankin se met en scène, ainsi que l’imaginaire derrière ce Canada franco-perse, si singulier. Alors que les crédits défilaient, le film m’a laissée à mes songes – heureusement, Rankin a répondu à mes questions.
« Ce film, par son espace doux et fluide, a trouvé une résonance universelle, et c’est peut-être pour cela qu’il a touché tant de gens »
Matthew Rankin, réalisateur d’Une langue universelle
Le Délit (LD) : Une langue universelle propose un univers hybride où se rencontrent des éléments de la culture iranienne, du persan et du français dans un Canada réinventé. Qu’est-ce qui vous a conduit à mélanger ces influences culturelles ?
Matthew Rankin (MR) : Oui, c’est un film très hybride. Pour moi, il repose sur trois grands piliers : un amour du cinéma iranien, du cinéma winnipégois et du cinéma québécois. C’est un amalgame, un peu comme une pizza hawaïenne, qui fusionne différents codes cinématographiques. L’idée était de créer un film qui dépasse les frontières, qui soit « sans nation ». Ce n’est ni un film canadien, ni iranien, ou québécois : c’est une œuvre à la confluence de ces univers, un reflet de nos vies qui sont, en réalité, beaucoup plus fluides que les frontières et catégories que nous leur imposons. Ila Firouzabadi [co-scénariste et actrice dans Une langue universelle, ndlr] et moi avons ressenti un désir de représenter cette absence de barrières et d’explorer un espace surréaliste, mais aussi authentique, qui reflète nos expériences de vie collective.
LD : Votre film regorge de références historiques et nationales, comme une murale représentant Brian Pallister, ancien premier ministre du Manitoba, serrant la main de Justin Trudeau. En tant que diplômé en histoire à McGill et à l’Université Laval, ces références étaient-elles intentionnelles pour ancrer votre récit dans un contexte historique précis ?
MR : Oui, ces références font partie des codes du film, mais nous avons voulu les subvertir en les examinant sous un autre prisme. Par exemple, à Winnipeg, les spectateurs ont vu dans le film un miroir de leur identité, même s’il est en persan et en français, des langues peu parlées là-bas. À Téhéran, les spectateurs ont eu une réaction similaire. Ce que nous avons cherché à créer, c’est un espace liminal, un lieu entre-deux. C’est là où la plupart de nous existons : dans des zones de transition, dans un écosystème complexe et souvent absurde. Ces codes, tout en ancrant le film dans un contexte, nous permettent aussi de questionner les cadres binaires qui organisent notre monde.
LD : Le film explore le thème de la défamiliarisation, avec un protagoniste qui, partout où il va, reste un invité. En quoi ces thèmes sont-ils liés à vos expériences personnelles ?
MR : C’est un reflet direct de mes expériences. J’ai grandi à Winnipeg, mais après 20 ans d’absence, je ne m’y sens plus complètement chez moi. Je suis à la fois un étranger et un ancien local. À Montréal, où je vis depuis longtemps, c’est un peu la même chose : je suis Québécois, mais pas au sens traditionnel. Ces tensions ont créé une histoire qui dépasse les appartenances géographiques. Winnipeg, par exemple, partage des similitudes avec Téhéran, que ce soit dans l’architecture ou l’humour noir. Le film reflète ces espaces « entre » et « au-delà » que nous naviguons tous.
LD : Le titre « Une langue universelle » semble paradoxal, compte tenu du fait que le film est en persan et en français. Pourquoi ce choix ?
MR : Le titre fait référence à l’espéranto, une langue conçue pour unir les peuples. Ila et moi travaillons d’ailleurs sur un autre projet portant sur l’espéranto [rires]. Au-delà des langues parlées, une « langue universelle » peut être une forme de communication fondamentale : un langage cinématographique, un geste tendre ou même un regard. Puis, mon intérêt pour les langues indo-européennes, que j’ai étudié à McGill d’ailleurs, m’a aussi influencé. Ces dernières proviennent du latin, une langue-mère oubliée, mais on en ressent encore l’influence. Similairement, ce film explore cette idée de résonance universelle, au-delà des mots.
LD : Votre film a été accueilli avec enthousiasme sur la scène internationale, notamment avec une sélection dans la liste courte pour l’Oscar du meilleur film international. Comment percevez-vous cette reconnaissance, et influence-t-elle votre vision du cinéma canadien ?
MR : Ce qui me fait rire, c’est que malgré nos efforts pour créer un film sans étiquette nationale – ni canadien, ni iranien, ni québécois – il soit classé comme « canadien » [rires]. Le film est simplement canadien à cause de notre citoyenneté. Une langue universelle est transnational, construit autour des connexions improbables qui nous unissent. Sa fluidité rejette les oppositions rigides que l’on utilise pour structurer le monde. Je pense que nous vivons dans une époque en pénurie de tendresse, et ce film, par son espace doux et fluide, a trouvé une résonance universelle, et c’est peut-être pour cela qu’il a touché tant de gens.
Le film prendra l’affiche partout au Québec le 7 février 2025.