Le théâtre, par son langage universel et sa capacité à faire résonner le non-dit, s’impose comme un médium pour transposer l’indicible en une expérience sensible et collective. C’est exactement ce que les Créations Unuknu nous offrent avec la pièce Monstres présentée au Théâtre Denise-Pelletier : un miroir éclaté de l’enfance marquée par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), où se mêlent cauchemars et espoirs.
« La famille, ça passe par des gens qu’on a choisis. »
Il ne faut que quelques minutes avant que le spectateur ne soit confronté à l’effondrement du quatrième mur, lorsque l’une des anciennes jeunes suivies par la DPJ se présente comme conférencière pour partager son parcours, son récit de triomphe. Après son adoption, elle gravit les échelons sociaux, tel qu’elle le raconte dans son livre fictif. Face à cette histoire « trop parfaite », un spectateur se lève pour l’interroger sur son récit de conte de fées, dans un échange si malaisant que j’ai instinctivement échangé un regard perplexe avec mes voisins.
En parallèle, nous suivons le parcours de Moineau, une jeune fille, et sa famille dysfonctionnelle, au sein d’une société qui ne sait que la déplacer de foyers d’accueil aux centres jeunesse. Elle s’enlise dans une spirale de souffrance et d’errance, laissée à elle-même, et confrontée aux réalités brutales de l’abus et de la rue.
« L’alternance visuelle des deux fragments de maison qui composent le décor renforce la dichotomie des récits et des réalités sociales explorées »
La pièce est ponctuée de ces interludes où des témoignages audios sont livrés par de jeunes adultes du Collectif Ex-placé DPJ. Ces voix, empreintes de franchise et d’une lucidité touchante, s’expriment à travers des mots comme « amour », « peur », « famille » pour dévoiler un aspect de leur histoire encore plus humain. Leur transcription en alphabet phonétique rend hommage à la diversité des accents, des prononciations et de la parole de ceux qui communiquent leur expérience.
Lors d’une séance de discussion avec les ex-placés à la fin de la pièce, j’ai interrogé la metteuse en scène Marie-Andrée Lemieux et l’autrice Marie-Ève Bélanger afin de mieux comprendre pourquoi avoir utilisé l’art comme première approche pour recruter le comité. Leur réponse, marquée par une profonde humilité, traduisait une volonté de collaboration sincère : « On ne voulait tellement pas s’approprier leurs idées », confient-elles avant d’ajouter : « C’était important pour nous d’arriver avec nos idées dès le début […] il y a des choses que je n’aurais jamais trouvées dans l’écriture [sans l’aide des jeunes du collectif, ndlr] comme le fait que “ce ne sont pas des placements qu’on vit, mais des déplacements”, […] “on va au trou, on fait notre temps” […] [ je voulais tellement] mettre ça dans la bouche d’un personnage. » L’écriture dramatique trouve ici un écho dans une mise en scène qui déploie une énergie rythmée entre jeux sonores, chorégraphie et scénographie d’une fluidité impressionnante. L’alternance visuelle des deux fragments de maison qui composent le décor renforce la dichotomie des récits et des réalités sociales explorées. La pièce présente parfois des choix de mise en scène proches de la comédie musicale. L’exagération de certains personnages loufoques en tenue extravagante frôle un peu l’excès dans les moments où la tonalité bascule vers une légèreté presque enfantine. Bien que l’intention soit sans doute de retrouver une certaine légèreté dans l’œuvre, ces instants semblent affaiblir la gravité du propos, forçant une impression d’artificialité qui détonne. Ces petites ruptures de ton n’enlèvent rien à la force de l’œuvre dans son ensemble. Car au-delà de ces touches comiques, ce qui persiste, c’est la résonance de l’histoire racontée grâce à la mise en scène qui a permis d’offrir une véritable catharsis, un espace de parole libéré et nécessaire. Monstres n’est pas seulement une œuvre théâtrale, mais un véritable acte de partage et de résilience.
Monstres est présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 8 février 2025.