En ce début de Mois de l’histoire des Noir·e·s, peut-être réfléchissez-vous à la manière dont vous choisirez de le célébrer. Sans doute allez-vous démarrer d’importantes réflexions avec des gens les ayant déjà entamées : un échange réfléchi sur les activistes marquants du mouvement des droits civiques, suivi d’une suite mémorisée d’extraits du discours de Dr Martin Luther King ; l’amorce d’une lecture sur le féminisme intersectionnel signée bell hooks ; la succession rapide de dates importantes, à commencer par 1865, la mise en place du 13e amendement ; un rappel de la contribution trop souvent oubliée des personnes noir·e·s à la culture états-unienne : « Savais tu que ce sont eux·elles qui ont inventé la musique country ? » ; ou alors un autre remerciement, un autre moment de silence, pour ces figures ayant lutté pour la liberté et la dignité de ceux et celles me ressemblant. Or ce mois-ci, j’ai décidé de faire les choses autrement, géographiquement parlant. Car en énumérant le nom de ces activistes, ces écrivain·e·s, ces féministes et ces militant·e·s, le motif m’a happée : j’étais incapable d’en nommer un·e seul·e provenant du Canada. Pire encore, je constatais tout bonnement ne pas être capable de raconter l’histoire noire du pays dans lequel j’étais née, dans lequel j’avais grandi et vécu toute ma vie. Et j’ai très rapidement compris ne pas être la seule dans cette situation. Alors s’est déclenché mon processus de réflexion. Longuement ai-je songé à notre propension généralisée d’omettre le Canada lors de nos commémorations. Un comportement que j’ai souvent adopté, à tort. Notre réflexe est de pointer du doigt les Américain·e·s, d’adopter un ton moralisateur, et de le ponctuer d’un sourire suffisant, nous permettant de passer sous silence les squelettes entassés dans notre placard. Or j’insiste qu’on mette fin à cette habitude une fois pour toutes, car entre le voisin et nous, aucun ne peut se vanter d’avoir une pelouse verte.
« Notre réflexe est de pointer du doigt les Américain·e·s, d’adopter un ton moralisateur, et de le ponctuer d’un sourire suffisant, nous permettant de passer sous silence les squelettes entassés dans notre placard »
En remontant le fil de mes souvenirs, cette omission me semble se manifester dès mon plus jeune âge. À l’école primaire, les éducateur·ice·s nous enseignent ce passé esclavagiste, alors que certain·e·s élèves apprennent pour la première fois de leur vie ce qu’est le racisme contre les Noir·e·s. L’année de l’abolition de l’esclavagisme aux États-Unis devient matière à examen, alors que la date canadienne tarde à être mentionnée. On invoque le rôle de terre de refuge joué par le Canada pour les esclaves émancipés lors du Underground Railroad, sans aucune mention de la traite d’esclaves noir·e·s et autochtones ayant eu lieu seulement une décennie avant. Une dédramatisation des horreurs commises contre les Noir·e·s mettant en vedette les États-Unis d’Amérique dans le rôle du grand méchant loup prend lieu, pour les nombreuses années à suivre. C’est de s’acquitter de tous torts, avec une petite tape dans le dos, pour éviter un travail d’introspection que trop désagréable. C’est d’éviter de reconnaître notre participation et notre complicité dans un passé que trop récent. Bref, c’est de la déculpabilisation pure et dure, et personnellement j’en suis tannée.
Pour moi, être en mesure d’identifier cette histoire est un moyen de consolider mes identités noire et québécoise. C’est un moyen de comprendre un passé commun pour pouvoir mieux comprendre mon présent. Lorsque j’entends François Legault refuser de reconnaître l’existence d’un racisme systémique au Québec, je demeure perplexe. La colère et la frustration infuse mon discours, alors que mon propos s’interrompt, embarrassée par ma méconnaissance d’une histoire qui me permettrait de défendre mon point. Or, comment expliquer au premier ministre qu’une province où la brutalité policière envers les personnes autochtones et noires atteint de nouveaux sommets à chaque année, et où les médecins s’autorisent à faire preuve de négligence médicale envers les minorités visibles, est bâti sur un système foncièrement discriminatoire ?
« Pour moi, être en mesure d’identifier cette histoire est un moyen de consolider mes identités noire et québécoise »
Alors, un article à la fois, j’ai appris mon histoire. En débutant avec ce que je connaissais, j’ai ouvert les pages web, cliqué sur les liens URL, naviguant d’un site à un autre. Parmi les onglets ouverts : les photos archivées des expropriations dans le quartier noir de la Petite-Bourgogne au profit d’un réaménagement urbain. Un autre quartier, cette fois-ci en Nouvelle-Écosse, du nom d’Africville, rasé par la ville de Halifax, et encore ce terme, réaménagement urbain. Un nom en bleu, souligné, Portia White : l’une des premières canadiennes noires à recevoir une reconnaissance internationale par sa voix envoûtante. Un lien qui me mène à un article sur la culture musicale noire à Montréal. Le jazz à Montréal. L’histoire du jazz à Montréal. Des initiatives de clubs pour les minorités noires montréalaises : le Colored Women’s Club. Des photos de femmes sans noms. Une exposition d’art au Musée McCord ayant pris fin il y a une semaine. Moi qui me lève dans un café et paye avec un billet de 10$, le visage de Viola Desmond, une pionnière noire, au creux de ma main. Un autre nom gardé près de moi.
Puis, plus récemment : un article sur le racisme vécu par des étudiant·e·s infirmier·ère·s africain·e·s dans un hôpital en Abitibi, des commentaires sur l’offense causée par le discours d’Haroun Bouazzi sur la création d’un « Autre » en Chambre d’Assemblée, un rapport de l’OCPM sur le racisme et la discrimination systémiques. Et finalement, un moment de célébration, en compagnie de mes ami·e·s et collègues, à fêter le début du mois, à consulter la programmation mise en place par La Table Ronde du Mois de l’Histoire des Noirs et à participer à des évènements, à des discussions et à des festivals culturels dans ma ville.
En cette première semaine du mois de février, je vous invite, à mes côtés à reconnaître ce passé, à prendre action localement, à demander à vos politicien·ne·s de reconnaître ces injustices en allouant un budget à cette lutte contre le racisme. À rappeler à votre entourage ce pan oublié de l’histoire, à exiger à ce que ce passé soit enseigné au même titre que celui des États-Unis, mais surtout, à célébrer la contribution et le travail des noir·e·s, ici aussi.