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L’art de jouer avec la langue

Entretien avec l’auteur Francis Ouellette.

Caroline Thibault

Pour cette édition spéciale de la Francophonie, en Culture, nous avions l’embarras du choix : la langue française, qu’elle soit parlée ici ou ailleurs, est à la source d’une panoplie d’œuvres littéraires, cinématographiques, picturales, musicales, etc. Tellement d’artistes de talent la manient, la renouvellent, l’enrichissent.

Au Québec, je ne vous apprends rien, notre rapport à la langue française en est un bien particulier, qui conjugue honte et fierté. On nous martèle sans cesse que nous nous devons de « préserver le français au Québec ». Mais de quel français parlons-nous ? Celui, joualisé, de Michel Tremblay ? Celui, institutionnel, de Molière ? Un franglais « contaminé » ? Devons-nous à tout prix nous méfier de la « menace » de l’anglais et éviter ce français imprégné d’anglicismes qui nous caractérise pourtant si bien ? Comment peut-on parler de préservation de la langue sans vraiment savoir quelle langue nous nous évertuons à défendre ?

Une chose est claire, la langue est au cœur de notre identité, et, inévitablement, la littérature devient le reflet de cette obsession linguistique : dans Mélasse de fantaisie, premier roman de Francis Ouellette, récipiendaire du Prix des collégien·ne·s en 2022, le français québécois devient pleinement littéraire. Francis propose un rapport décomplexé à la langue, dans une prose qui manie la langue de façon presque instinctive. Pas de distinctions cantonnées entre la narration et les dialogues, les registres s’entrelacent, dans une hybridité où la langue populaire devient matière littéraire.

Le 26 mars prochain, c’est l’histoire du personnage de Frigo, l’attachant sans-abri de Mélasse de fantaisie, qui nous sera racontée dans Sirop de Poteau, à paraître chez les éditions La Mèche. Pour l’occasion, j’ai eu le privilège de rencontrer l’auteur, afin d’en apprendre plus sur son prochain roman, mais surtout pour discuter de littérature, de langue québécoise et de francophonie.

« Francis propose un rapport décomplexé à la langue, dans une prose qui manie la langue de façon presque instinctive »

Le Délit (LD) : Ton premier roman, Mélasse de fantaisie, a été récompensé du Prix littéraire des collégien·ne·s. Qu’est-ce que cette reconnaissance signifie pour toi, et qu’est-ce que cela t’a appris sur la réception de ton œuvre par un lectorat plus jeune ?

Francis Ouellette (FO) : C’est le meilleur prix qu’une œuvre littéraire peut espérer recevoir. Ce qui est génial avec ce prix-là, c’est que tu es en contact avec la prochaine génération de lecteurs, mais aussi potentiellement avec une prochaine génération d’auteurs. Tu es en contact avec ce qui va former la littérature de demain. […] À chaque conférence que tu fais, à chaque classe que tu rencontres, il y a des germes d’idées qui s’installent dans les conversations. Je me rends compte, moi, que le troisième livre que je suis en train d’écrire est inspiré par plusieurs commentaires que j’ai reçus. Ça nourrit l’imaginaire.

C’est aussi la fréquentation avec les étudiants dans le contexte du prix des collégiens qui a fait que j’ai commencé à faire confiance à la possibilité que j’écrive un cycle qui se passe dans un même univers, avec les mêmes personnages, dans une espèce d’itération un peu involontaire de Michel Tremblay. Les chroniques du Centre-Sud, les chroniques du Faubourg à m’lasse ! J’ai vraiment la possibilité de faire un cycle, avec la même langue, avec le même environnement, avec les mêmes personnages. J’ai envie de faire ça. Pourtant, c’est justement ce que j’essayais de contourner avec Mélasse de fantaisie. Je ne voulais pas être « coincé » ou cantonné à un seul style d’écriture. Mélasse de fantaisie, ce n’est pas mon style d’écriture en soi. C’est un exercice littéraire volontaire.

Je me rends compte en me promenant dans les cégeps que les gens ont peut-être envie de voir l’histoire d’autres personnages. Le monde veut en savoir plus sur Ti-criss, sur Frigo. Pour l’instant, j’ai Sirop de poteau qui sort dans deux semaines, que je préfère à Mélasse de fantaisie, en fait. J’ai eu du fun à l’écrire, celui-là. Je me suis permis d’aller dans de l’exploration littéraire plus poussée.

« J’ai toujours trouvé que l’idée que quelque chose soit une histoire vraie ou inspiré d’une histoire vraie, ça peut brouiller les codes de la personne qui lit, qui regarde le film. Ça devient obsessif, un peu »

LD : Comment appréhendes-tu l’étiquette de l’autofiction associée à ton roman ?

FO : Je la revendique. Autofiction en réalisme magique. J’ai toujours trouvé que l’idée que quelque chose soit une histoire vraie ou inspiré d’une histoire vraie, ça peut brouiller les codes de la personne qui lit, qui regarde le film. Ça devient obsessif, un peu. […] Plus c’est farfelu, intense, violent et trash, plus c’est vrai. Là où il y a de l’invention, c’est dans la structure littéraire, dans la manière dont l’espace-temps est vécu ou perçu. Je ne peux pas être un narrateur omniscient. Dans le cas de Frigo, c’est un personnage qui est un peu « métaconscient ». Il y a une forme de communication intradiégétique entre le personnage et moi.

LD : J’imagine aussi que le réalisme magique te permet justement plus de liberté créative.

FO : Ça me permet effectivement de pousser l’exploration formelle. Ça me permet aussi – d’où le titre – de m’appuyer sur une notion de fantaisie, qui laisse avoir une certaine forme de distance. Mais ça me permet aussi, moi, en tant que narrateur et en tant qu’individu qui partage ses histoires personnelles, de me cacher, de trouver une zone de recul où tout ça n’est pas non plus totalement épidermique. Donc, j’ai toujours trouvé que le titre à lui tout seul évoque un peu cette espèce de bipolarité. La mélasse, c’est le réalisme, c’est le tangible, c’est le matériel. La fantaisie, c’est ce qui est déterré. Dans Sirop de Poteau, il y aura question d’endroits comme le fameux parc Belmont, qui était un centre d’attraction avant la Ronde, ou le Jardin des Merveilles, un jardin zoologique qui était au milieu du parc Lafontaine. À un moment donné, il y a un éléphant qui s’est sauvé sur la rue Dorchester. Ça va déjà dans l’espace du mythe un peu.

« J’ai vraiment la possibilité de faire un cycle, avec la même langue, avec le même environnement, avec les mêmes personnages. J’ai envie de faire ça »

LD : Penses-tu que la littérature qui se déroule en ville, comme Mélasse de fantaisie, par exemple, c’est un mouvement littéraire en soi ?

FO : Peut-être un peu, mais surtout sous la bannière de l’éditeur. Sébastien Dulude, qui est l’éditeur de La Mèche, a écrit Amiante. Amiante, c’est du néo-terroir. Il a publié et épaulé beaucoup de romans qui sont dans des quartiers urbains, qui fonctionnent un peu comme des villages. Donc, ça finit par être une espèce de roman de néo-terroir, à cause de l’appartenance à l’environnement, à la terre, qui est un milieu urbain. La terre façonne le personnage et les individus, mais aussi, en même temps, les traumatismes, les abus, les violences. Il y a assurément des romans publiés à La Mèche qui sont dans cette mouvance-là, une espèce de néo-terroir traumatique.

LD : Crois-tu que l’écriture du trauma peut permettre de guérir un peu, ou du moins, que c’est un exutoire pour le traumatisme ?

FO : Selon mon point de vue, totalement. Mais ça dépend de comment tu perçois cet exercice-là. Moi, l’exercice, dans ce cas-ci, il n’était pas que littéraire, il était aussi psychologique. Je n’ai pas juste écrit mon histoire, j’y ai replongé. C’est comme une volonté de reprise, dans mon cas, de reprise de pouvoir par la réinvention de la réalité. C’est de reprendre son histoire personnelle, puis de l’envoyer là où on veut. Un mot qui me plait beaucoup dans le féminisme, dans les autofictions féministes, souvent à caractère traumatique, c’est « empowerment », l”« empuissancement ». Je trouve ça beau « empuissancement ». Le mot est fort. C’est une reprise de pouvoir sur son destin, sur son histoire personnelle. […] Mais c’est intéressant que ça soit si féminin. Quand les hommes font dans le registre de l’autofiction, il n’est pas traumatique.

LD : Il est plus ludique.

FO : Oui, il est plus ludique. On parle de mariage, on parle de consommation d’alcool, de partys. Il y a assurément plus d’hommes victimes d’abus sexuels ou de viols que ce que les statistiques indiquent. Mais la culture patriarcale fait que l’homme autosuffisant trouve sa force intérieure pour se soigner et n’en parlera pas. C’est le vestiaire de hockey. Je n’osais pas croire que j’allais être un défricheur sur ce plan-là. Mais en écrivant Mélasse de fantaisie, je me rendais compte que pas beaucoup d’hommes l’avaient fait.

LD : Au Québec, certains défendent une approche plus puriste de la langue, d’autres prônent son adaptation aux réalités contemporaines, notamment face à l’influence de l’anglais. Où te positionnes-tu dans ce débat ?

FO : […] Je ne vois pas ça d’un mauvais œil, la mutation. C’est important, c’est nécessaire. À partir du moment où l’anglais décrié dans mon environnement est entré dans ma propre culture, pour moi, ce n’était pas un effet de colonisation, ça a juste été un élargissement de la pensée, un enrichissement de la langue. Cette richesse polysémique, quand on la travaille bien, elle peut aller très loin.

Souvent, on me dit que j’ai un point de vue modéré. Mais pour moi, ce n’est pas modéré du tout comme point de vue, bien au contraire. C’est nécessaire. Les mutations, dans un futur presque imminent, sont incontournables. Ce n’est pas quelque chose qu’on va pouvoir négocier. Ça va se faire malgré nous. D’emblée, si on considère que le territoire modifie la langue, cette mutation-là est inévitable et je pense qu’il faut l’épouser.

Je pense que c’est mon thème obsessif, le déchirement identitaire. À toute échelle ; la crise identitaire du Québécois, la crise identitaire de l’individu né en milieu ouvrier et qui a eu accès à l’éducation, qui n’appartient plus à rien, qui est deux en même temps, dans deux environnements. La mixité entre la langue québécoise, la langue française, la mixité jusqu’au titre. Il y a une musicalité là-dedans. La musicalité du joual est très, très, très importante pour moi. La musicalité du joual, la trituration du langage. Je suis fasciné par toutes les formes d’expression du français qui ont été modifiées par leur environnement, la Louisiane, la Belgique […] Quand on parle de la musicalité, il y a aussi la conviction profonde que la langue québécoise est une contribution d’une richesse inouïe à la francophonie. Et là-dedans, j’ajoute aussi les fameux sacres, qui sont d’une richesse rare. Ce n’est pas un appauvrissement de la langue. Comme dit Fred Pellerin – en ce qui me concerne, une autre influence involontaire – « ce n’est pas une pauvreté de langage, c’est une puissance de sentiments ». Moi j’ai du plaisir à jouer avec la québécité, la langue québécoise, le français international et littéraire.

LD : Quand tu écris, est-ce que tu parles à voix haute ?

FO : Tout le temps, puis je me relis à voix haute aussi. Le slam et le hip-hop ont une influence aussi. Straight out du Faubourg à m’lasse. Le jazz aussi. Beaucoup, beaucoup. Donc oui, vraiment, je fais beaucoup ça, ce sont quasiment des monologues de théâtre. Et ce n’est pas l’influence de Tremblay, vraiment. Mon rapport avec Tremblay est super ambigu. Il est fabuleusement important, mais ce n’est pas de lui que je m’inspirais quand j’écrivais. Étrangement, il y a des inspirations chez Tremblay, mais pas celles qu’on devrait croire.

« Je pense que c’est mon thème obsessif, le déchirement identitaire. À toute échelle ; la crise identitaire du Québécois, la crise identitaire de l’individu né en milieu ouvrier et qui a eu accès à l’éducation, qui n’appartient plus à rien, qui est deux en même temps, dans deux environnements »

LD : Pas celles qui sautent aux yeux du moins.

FO : Non, exact. C’est plus le fait d’être dans un quartier, d’avoir sa langue, d’avoir les « petites gens ». C’est beaucoup plus, pour moi, c’est la construction d’un univers, mais aussi sa capacité [à Tremblay] à donner à des histoires ouvrières d’un milieu pauvre, des accents de grandes tragédies grecques, de grandes comédies de Molière.

LD : Faire du grand avec du petit.

FO : Exact.

LD : Tu publies Sirop de poteau le 26 mars, qui va raconter l’histoire du personnage de Frigo. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur ce deuxième roman ?

FO : Même niveau de langue, mais qui va parler plus de réalisme magique. De base, Sirop de poteau était paru dans la revue L’itinéraire, sous forme de roman-feuilleton mensuel. Donc, cette version-là – je vais encore utiliser un mot en anglais ici – c’était une version raw, une version crue. C’est un exercice littéraire intéressant d’écrire tous les mois un chapitre. Après ça, je ne pensais pas que ça serait publié, vraiment pas. Je pensais que ça existerait juste au sein de L’itinéraire, et qu’on allait peut-être sortir un livre à même la revue pour que les camelots le vendent et fassent de l’argent avec. Et c’est en partie ce qui va se passer, parce que les camelots vont avoir le livre avec eux ; le cash leur revient.

« Je veux être le porte-parole d’une seule chose : la fierté de cette langue-là. That’s it. Qu’on puisse utiliser cette langue-là, l’ennoblir, la traiter avec respect. Autant les idiomes que les expressions »

LD : Peut-on lire Sirop de poteau sans avoir lu Mélasse de fantaisie ?

FO : Je crois que oui. Je crois que le travail éditorial a fait en sorte qu’on se retrouve dans une zone où il existe par lui-même, mais on a aussi travaillé de sorte qu’en lisant Sirop de poteau, le monde va avoir envie d’aller lire Mélasse de fantaisie. J’essaie vraiment de m’enligner pour quelque chose qui ressemble à un cycle. Je veux être le porte-parole d’une seule chose : la fierté de cette langue-là. That’s it. Qu’on puisse utiliser cette langue-là, l’ennoblir, la traiter avec respect. Autant les idiomes que les expressions.

Une phrase comme « les bottines suivent les babines », c’est magnifique. Ces choses-là sont magnifiques. Elles ne doivent pas se perdre, mais elles peuvent faire partie d’une mutation. Elles peuvent rester. Elles doivent rester, en fait.


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