L es dernières semaines ont vu plusieurs alliés traditionnels des États-Unis remettre en question certains de leurs contrats d’armement avec le complexe militaro-industriel américain. En première ligne : le F‑35, l’avion de chasse de 5e génération ultra-connecté, mais aussi les sous-marins de type Virginia. Ces revirements soulèvent des questions sur une éventuelle perte d’attractivité de l’armement américain. L’incertitude liée à l’administration Trump suscite en effet crainte et méfiance chez les alliés traditionnels des États-Unis, notamment en matière de défense.
Au milieu d’une crise diplomatique et politique sans précédent entre les États-Unis et le Canada, le nouveau premier ministre canadien, Mark Carney, a ordonné le 15 mars dernier la réévaluation du contrat de 19 milliards de dollars conclu avec l’entreprise américaine Lockheed Martin pour l’acquisition des avions de combat F‑35. Cette décision s’inscrit notamment autour d’un litige avec le constructeur américain, qui refuse de donner l’accès au « code source » de l’aéronef. Une telle restriction empêche le Canada de disposer d’un contrôle total sur l’appareil, alimentant les craintes que Lockheed Martin et les États-Unis puissent en conserver un contrôle à distance, une dépendance technologique critique que l’industriel et le Pentagone ont toutefois démentie.
Des alliés sur la réserve
Mark R. Brawley, professeur à l’Université McGill au département des sciences politiques, rappelle que le F‑35 est au cœur de vifs débats à l’international : « Le F‑35 est compliqué, principalement parce qu’il a été conçu par et pour les Américains ; il ne correspond pas forcément aux besoins canadiens.(tdlr) »
Lorsqu’on lui demande ce que doit être capable de faire un avion de chasse moderne, il précise : « Il doit être capable de combattre de potentiels ennemis, comme la Chine, la Russie ou leurs pays relais. Dans ce domaine, le F‑35 excelle. Il y a peu d’alternatives. » Ces propos mettent en lumière le dilemme auquel sont confrontés les élus canadiens : aller au bout de ce contrat malgré toutes les incertitudes ou se tourner vers l’une des rares alternatives, au risque d’aggraver davantage la situation. Il est important de rappeler que le Canada collabore étroitement avec les États-Unis depuis plusieurs décennies sur les questions de défense (système de communication, formation, armement…) Un éventuel divorce diminuerait considérablement la force de projection du Canada à l’étranger, en plus d’affaiblir très largement sa défense.
« L’administration Trump se tire une balle dans le pied, au moment même où l’industrie américaine devrait dominer le marché »
Mark R. Brawley, professeur de sciences politiques
Un cas similaire s’est produit récemment au Portugal, où le gouvernement a décidé de ne plus se tourner vers le F‑35 pour remplacer sa flotte vieillissante de F‑16, par crainte que les États-Unis ne se montrent pas un allié aussi fiable qu’auparavant, a expliqué le ministre portugais de la Défense sortant, Nuno Melo. Ce dernier estime que la « prévisibilité » doit être un facteur essentiel lors d’un tel choix. Ce climat de doute a très certainement été renforcé après avoir observé la pression américaine exercée sur l’Ukraine, avec notamment l’interruption de l’aide promise. Une situation qui nourrit la crainte que le F‑35 soit confronté à de telles restrictions en termes de pièces de rechange ou de mise à jour logicielle si la coopération avec les Américains devait être interrompue.
De l’autre côté du globe, l’Australie connaît l’émergence d’une vague de critiques dans le cadre de l’accord AUKUS, qui prévoit l’achat de sous-marins américains et britanniques. D’anciens membres du gouvernement et de l’armée remettent désormais en question ce partenariat : coûts trop élevés, délais jugés déraisonnables et surtout des doutes sur la pertinence de ces sous-marins dans les eaux australiennes. Le professeur Brawley explique : « C’est un peu comme ce que j’avais dit vis-à-vis des F‑35 : ces sous-marins sont conçus initialement pour répondre aux besoins américains. »
L’Europe face à une opportunité stratégique historique
Face à ces remises en question, une question s’impose : assistons-nous à un déclin de l’influence du complexe militaro-industriel américain ? « Absolument, oui », affirme le professeur Brawley. Il estime que l’administration Trump agit à contre-courant de ce que devrait faire une puissance militaire dominante : « L’administration Trump se tire une balle dans le pied, au moment même où l’industrie américaine devrait dominer le marché. Le matériel américain a pourtant largement fait ses preuves sur le terrain, notamment en Ukraine, en démontrant sa nette supériorité face à l’équipement soviétique. Ce conflit aurait dû lui servir de très bonne publicité. »
« Un éventuel divorce diminuerait considérablement la force de projection du Canada à l’étranger, en plus d’affaiblir très largement sa défense »
Mais à force de multiplier les tensions avec ses alliés, à travers ses politiques tarifaires et sa diplomatie, l’administration américaine ouvre la voie à d’autres fournisseurs rivaux : « Si les pays n’estiment pas pouvoir faire confiance aux États-Unis pour assurer l’approvisionnement de cet équipement, alors ils vont se tourner vers le peu d’alternatives de qualité similaire, et l’Europe est un candidat crédible. » Cette situation remet également en question la logique de dépendance technologique, et plus largement les choix en matière de défense, en ouvrant la voie à la promotion d’un modèle européen plus autosuffisant. Bien que dominant sur le marché, le géant américain perd progressivement du terrain, à cause de facteurs politiques et techniques, décourageant certaines nations à faire recours à leur service afin de se procurer leur matériel militaire.
Brawley ajoute : « Cela crée des opportunités pour les Européens, qui peuvent s’imposer sur des marchés où les acheteurs tournent le dos aux produits américains. Les industries françaises et allemandes risquent d’en bénéficier. »
L’Europe, qui revendique une volonté d’autonomie stratégique depuis plusieurs années, voit donc s’ouvrir une fenêtre d’opportunité. Si elle parvient à se coordonner et à proposer une offre crédible, elle pourrait profiter du recul de l’attractivité américaine pour renforcer sa propre base industrielle de défense et retrouver une place de choix sur la scène internationale. Plus qu’une remise en cause des seuls contrats, c’est une redéfinition profonde des alliances et de l’ordre mondial qui semble s’esquisser.