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Arrêt des règles : faut-il s’inquiéter ?

Comprendre l’impact de l’alimentation sur l’équilibre hormonal.

Eileen Davidson | Le Délit

L’été précédant mon entrée au lycée, j’ai décidé de faire un régime, afin de faciliter mon intégration dans un nouveau cercle social et de me sentir bien dans mon corps. Pendant les deux années qui ont suivi, mes règles se sont arrêtées. En les perdant, j’ai également renoncé à une partie de ma féminité. Si j’étais alors d’avis que le sacrifice en valait la peine, je comprends aujourd’hui l’impact qu’un dérèglement du cycle menstruel peut avoir sur la santé. Il est temps de lever les tabous concernant la santé féminine et de clarifier le lien entre l’alimentation et le bon fonctionnement de nos hormones, car perdre ses règles n’est pas normal. Le désir de se conformer aux normes sociétales de beauté et d’apparence physique ne devrait jamais se faire au détriment de notre santé physique et mentale.

Les troubles alimentaires

Un sentiment de satisfaction m’a d’abord envahie lorsque j’ai commencé à perdre du poids. Jour après jour, alors que je me regardais dans le miroir, me pesais sur une balance, j’observais les effets rapides d’un régime alimentaire drastique sur mon corps. La sensation d’avoir un tel contrôle sur mon apparence physique me galvanisait. C’était donc si facile de sculpter mon corps comme de la pâte à modeler pour lui donner la forme que je voulais ! Je me voyais déjà ressembler aux filles aux corps parfaits qui s’affichent sur les réseaux sociaux, mais à quel prix ? Tous les soirs, alors que je me couchais, mon ventre poussait des cris de détresse. Je me suis vite habituée à ne plus voir arriver mes règles. Après tout, c’était moins incommodant au quotidien. Je me rends compte seulement aujourd’hui que j’ai été victime d’anorexie nerveuse. Cette maladie mentale fait partie de la famille des troubles alimentaires, qui contribuent à la diminution de la consommation alimentaire et peuvent perturber l’équilibre hormonal. Sandrine Geoffrion, diplômée d’une maîtrise à l’Université de Montréal en nutrition et membre de l’Ordre des diététistes-nutritionnistes du Québec (ODNQ), m’a expliqué l’impact de ces troubles sur le cycle menstruel.

Selon elle, différents facteurs peuvent influencer nos menstruations : le stress, l’alcoolisme, le tabagisme, et l’alimentation. Elle explique que notre cycle menstruel est contrôlé par les fluctuations d’hormones progestérone et œstrogène. Ces dernières jouent aussi un rôle dans la régulation de l’appétit et de l’énergie. Afin d’assurer la synthèse et le bon fonctionnement des hormones menstruelles, plusieurs nutriments sont nécessaires. Ainsi, si l’on mange trop peu ou pas proportionnellement à notre activité sportive, « le corps se met comme dans un état de survie, et peut couper dans les fonctions les moins nécessaires » au détriment de la fonction reproductive. « C’est plus difficile de porter un enfant à terme quand on n’est pas capable d’avoir assez de nutriments pour couvrir ses propres besoins », observe-t-elle.

Le manque de calories peut ainsi conduire à l’absence des règles, que l’on appelle l’aménorrhée. Le DSM‑5 – le manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux – identifie trois catégories de troubles alimentaires : l’anorexie nerveuse, la boulimie, et l’hyperphagie boulimique. La nutritionniste explique que l’anorexie est caractérisée par « une peur intense de prendre du poids » et s’accompagne souvent d’une distorsion de l’image corporelle ou dysmorphie corporelle : « On ne va pas nécessairement voir son corps tel qu’il est. Malgré une maigreur extrême, quelqu’un peut se percevoir comme gros ou grosse. » Une personne atteinte d’anorexie nerveuse adopte une restriction alimentaire stricte, ce qui conduit à une réduction importante du nombre de calories consommées. La boulimie provoque des conséquences similaires, bien qu’elle prenne une tout autre forme. « Les personnes [atteintes de boulimie, ndlr] mangent de grosses quantités d’aliments dans de très courtes périodes, qui sont suivies par des comportements compensatoires tels que des régimes drastiques, jeûnes, vomissements et prise de médicaments provoquant la diarrhée », explique la nutritionniste. Enfin, l’hyperphagie boulimique se traduit par des compulsions alimentaires, mais sans les comportements compensatoires. La diététicienne précise qu’en plus d’avoir d’importantes conséquences sur la santé physique, ces trois troubles provoquent également des « émotions négatives, un sentiment de perte de contrôle, de la culpabilité et de la honte, ou encore un dégoût de soi-même ». Leurs conséquences sur la santé mentale sont ainsi tout aussi graves, pouvant même conduire à la mort.

Bien que n’importe qui soit susceptible de développer des troubles alimentaires, peu importe le genre, les femmes sont les plus concernées. Toutefois, la dysmorphie musculaire (ou bigorexie), une autre forme de trouble alimentaire, affecte plus particulièrement les hommes, qui les pousse à s’entraîner intensément pour être plus musclés, à instaurer des règles fixes par rapport à leur alimentation et parfois à prendre des suppléments. L’orthorexie, à savoir l’obsession de manger sainement, touche aussi bien les hommes que les femmes.

« C’est plus difficile de porter un enfant à terme quand on n’est pas capable d’avoir assez de nutriments pour couvrir ses propres besoins »

Sandrine Geoffrion, nutritionniste

La quête de la perfection

Selon la nutritionniste, les troubles alimentaires peuvent être accompagnés d’exercice physique excessif, qui favorise les carences alimentaires et la déficience en énergie ; facteurs propices à l’aménorrhée. Evonne, étudiante à McGill et coureuse assidue, témoigne du combat douloureux qu’elle a dû mener pour retrouver ses règles. « J’ai perdu mes règles, ou plutôt je ne les ai jamais eues jusqu’à ma première année d’université (tdlr) », raconte-t-elle. Alors qu’elle était encore au lycée, elle pensait que c’était normal, ayant entendu parler de personnes qui ne les ont eues que plus tard. Elle ne s’est donc pas inquiétée jusqu’au jour où son entourage a fini par remarquer son état de santé se détériorer. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle a décidé de consulter un médecin. Les résultats de ses premières prises de sang étaient alarmants : « J’avais des niveaux d’œstrogènes comparables à ceux d’un garçon prépubère d’environ 13 ans, et mes taux d’hormones de croissance étaient catastrophiques. » Le peu d’énergie qui lui restait de ses entraînements de course à pied n’était pas suffisant pour lui permettre d’interagir socialement, affectant ainsi ses relations amicales.

Selon elle, ce n’est pas une coïncidence que son cycle menstruel se soit modifié lorsqu’elle a augmenté son kilométrage en course à pied. Elle est passée à un rythme de 70 à 80 kilomètres par semaine sans prendre de jours de repos. Ignorant les signes de détérioration de sa santé, elle a fait comme si de rien n’était, car, au fond d’elle, la perte des règles était synonyme d’accomplissement. « Parce que, dans le domaine de la course de fond, il existe une stigmatisation qui laisse entendre que si tu t’entraînes suffisamment dur, tu devrais perdre tes règles. Si ton pourcentage de masse grasse est bas au point que ton corps ne puisse plus avoir de règles, c’est une preuve de réussite », confesse-t-elle.

Et cela s’est révélé payant sur le court terme dans sa quête de performance, car elle a pu gagner des titres provinciaux et a été sur le point de rejoindre l’équipe nationale pour sa catégorie d’âge, ce qui a contribué à son bonheur.

Aujourd’hui, après avoir été éduquée sur les conséquences de l’aménorrhée, elle réalise à quel point elle a mis en danger sa santé. Elle analyse son comportement ainsi : « C’était un sentiment de fierté, j’avais l’impression de correspondre aux normes imposées. Mais en réalité, cela m’a seulement conduite à des problèmes de santé dont je ne suis pas fière. Cela a vraiment affecté mon bien-être et mes relations avec les autres. » Cette fierté de coureuse était une pièce fondatrice de sa personnalité et elle était prête à sacrifier sa santé pour la conserver. Un déclic s’est opéré lorsqu’elle est allée voir un spécialiste qui l’a mise en garde sur les conséquences que pouvait entraîner l’aménorrhée sur sa fertilité, pouvant l’empêcher de fonder une famille un jour : « Quand cette réalité m’a frappée, cela a été très difficile, et c’est là que j’ai eu peur. »

Si Evonne a sacrifié son équilibre hormonal dans sa quête de performance sportive, c’est bien la recherche de la perfection physique qui m’a conduite à négliger le mien. Moi non plus, je ne suis pas fière quand je regarde les photographies du temps de mon aménorrhée, me trouvant pâle, maladive, et laide. En voulant me rapprocher des standards de beauté, j’ai perdu ce que j’avais de plus précieux : ma féminité.

« J’avais des niveaux d’œstrogènes comparables à ceux d’un garçon prépubère d’environ 13 ans, et mes taux d’hormones de croissance étaient catastrophiques »

Evonne, étudiante à McGill

Comment s’en sortir ?

Maintenant, je me sens soulagée à chaque fois que j’ai mes règles, car cela signifie que je suis en bonne santé. Néanmoins, il m’arrive encore d’être hantée par mes anciens troubles alimentaires et d’être rattrapée par l’interruption de mes menstruations. Evonne admet aussi qu’aujourd’hui encore, son cycle menstruel traverse des fluctuations et qu’il est difficile de le stabiliser.

Toutefois, elle sait désormais comment réagir : « Si jamais il y a une période prolongée, de plus de deux ou trois mois, où je n’ai pas mes règles, je sais qu’il faut consulter un médecin. » Après avoir été suivie par une nutritionniste, elle a appris à adapter son régime alimentaire à son volume d’entraînement.

Sandrine Geoffrion rappelle : « La règle d’or, c’est qu’il faut avoir des apports énergétiques suffisants en général. Ce n’est peut-être pas facile dans notre société où règne la culture des diètes, mais on évite au maximum les régimes excessifs. » Avoir une alimentation équilibrée et variée permet de diminuer les risques de carence, sans développer de préoccupations excessives en lien avec l’alimentation. D’ailleurs, « il y a beaucoup de micronutriments qui sont importants pour nos hormones, comme le zinc, le calcium, le magnésium, ou le fer, dont on peut facilement combler le besoin en mangeant de façon diversifiée. Il ne faut donc pas sous-estimer l’importance de s’alimenter ». Elle ajoute que les besoins énergétiques sont différents pour chaque phase du cycle menstruel : « Les phases d’ovulation et lutéales, pendant lesquelles le corps se prépare aux prochains saignements, peuvent être caractérisées par des rages alimentaires. Notre corps est bien fait et nous envoie le message qu’il faut manger davantage au courant de la journée. » On peut adopter des collations qui intègrent des aliments faits de grains entiers et des fruits pour éviter d’avoir excessivement faim le soir. De plus, pendant la phase des saignements, il peut être important de consommer davantage d’aliments riches en fer, que l’on trouve dans la viande rouge ou les lentilles, par exemple, avec de la vitamine C, trouvée dans les fruits et légumes, qui permet de mieux l’absorber.

L’arrêt des menstruations a des conséquences profondes et graves sur la santé physique et mentale des femmes qui en souffrent et on ne peut plus les banaliser. Il est important de recourir à l’aide médicale lorsque l’on est concerné par l’aménorrhée ou par un trouble alimentaire. La nutritionniste recommande la ligne d’écoute et d’aide gratuite Aneb, qui offre un soutien aux personnes qui souffrent d’un trouble alimentaire. 


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