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Ligne rouge franchie en Turquie

Contestations historiques face au virage autoritaire d’Erdoğan.

Eileen Davidson | Le Délit

Depuis le 19 mars, la Turquie est le théâtre d’une profonde crise politique ; l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul et figure majeure de l’opposition, en est l’élément déclencheur. D’importantes manifestations se déroulent chaque jour depuis, pour dénoncer le coup déloyal du président Recep Tayyip Erdoğan en perspective des élections présidentielles de 2028. Plus qu’un simple épisode judiciaire, cet événement marque un tournant inquiétant dans la trajectoire politique du pays.

Une autocratie assumée

Ekrem İmamoğlu, membre du Parti républicain du peuple (CHP), s’est imposé en 2019 comme l’adversaire politique principal d’Erdoğan en remportant la mairie d’Istanbul, bastion symbolique et stratégique du pouvoir. Il représentait aux yeux de nombreux Turcs un espoir de renouveau démocratique. Son arrestation pour corruption et liens supposés avec une organisation terroriste a été dénoncée par ses adhérents et par la France, entre autres, comme une manœuvre politique visant à l’écarter de la course présidentielle de 2028.

2028 marque la fin du second et dernier mandat autorisé pour Recep Tayyip Erdoğan. Toutefois, beaucoup redoutent une manœuvre constitutionnelle de sa part pour prolonger son règne. Un potentiel scénario semblable à celui de Vladimir Poutine en Russie, combiné à une répression croissante, alimente les inquiétudes, tant au niveau national qu’international. Cette arrestation marque le franchissement d’une ligne rouge vers la voie de l’autocratie, dans un pays déjà classé 117e sur 167 dans l’indice de démocratie 2024 établi par The Economist. Alors que Erdoğan parvient à concentrer de plus en plus de pouvoir entre ses mains, que la presse indépendante est progressivement censurée et que le judiciaire est accusé de partialité, la Turquie semble prendre un tournant autocratique, brisant tout espoir de démocratie pour les prochaines années sous Erdoğan.

Les rues turques en ébullition

Depuis l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu, la Turquie est en proie à une mobilisation populaire d’une ampleur inédite. Le 29 mars, près de 2,2 millions de personnes se sont réunies dans le parc de Maltepe à Istanbul, selon les organistateurs. Ce rassemblement, autorisé au dernier moment, a transformé la rive asiatique de la ville en un immense océan rouge et blanc, aux couleurs du drapeau national. Sur scène, Özgür Özel, président du CHP, a dénoncé ce qu’il qualifie de « coup d’État du régime » et promis de poursuivre la « marche vers le pouvoir ».

La foule, composée de tous les bords de l’opposition, de militants de gauche, d’étudiants, de mouvements féministes ou ultranationalistes, semblait unie par une même conviction : défendre les libertés démocratiques.

« La jeunesse manifeste parce qu’elle n’a plus rien à perdre. Nos conditions de vie sont pires que celles de nos parents »
Ece, étudiante à McGill

À la suite de cette mobilisation, de larges répressions ont été instaurées : plus de 2 000 personnes ont été arrêtées depuis le début des événements, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. Alors que les chaînes de télévision et les journaux proches du pouvoir contrôlent près de 90% du paysage médiatique turc, l’autorité de surveillance des médias RTÜK a imposé de nouvelles sanctions à des diffuseurs de l’opposition. Les chaînes NOW TV, Halk TV et TELE1 ont reçu des amendes, tandis que Sözcü TV s’est vue interdite d’antenne pour les 10 prochains jours. Des ONG dénoncent un usage excessif de la force. Les journalistes sont également pris pour cibles ; 12 d’entre eux ont été arrêtés à ce jour. Malgré la répression et la censure, le mouvement ne faiblit pas. Selon un sondage de l’institut Konda, 73% des Turcs soutiennent les manifestations, y compris au sein de l’électorat traditionnel d’Erdoğan.

La voix de la diaspora : la jeunesse turque à McGill

À des milliers de kilomètres d’Istanbul, la jeunesse turque installée à Montréal suit de près les événements. Pour un étudiant turc de McGill, qui a demandé à rester anonyme pour des raisons de sécurité, « ce qui se passe est une attaque contre la démocratie et contre notre pays (tdlr) ». Selon lui, l’arrestation d’İmamoğlu « rapproche la Turquie d’une dictature, et, malheureusement, on n’en est pas si loin ». İmamoğlu, dit-il, « représente l’honnêteté et la justice ». Il estime que les manifestants « devraient avoir le droit de protéger leurs droits et leur pays contre un gouvernement tyrannique ». Quant au soutien persistant pour Erdoğan par certains Turcs, il l’explique par « de l’ignorance ou de l’égoïsme ». Il confie également ressentir de l’inconfort et de l’anxiété à exprimer ses idées, surtout en ligne : « J’ai vu des journalistes et d’autres opposants être arrêtés. »

Il conclut : « En fin de compte, ce sont eux qui se font frapper et asperger de gaz lacrymogène. Notre inconfort n’est rien comparé au leur. » Ece, également étudiante à McGill, perçoit ces événements « d’une manière positive ». Pour elle, cette mobilisation révèle un changement de mentalité : « Les gens laissaient passer les abus, mais cette fois, ils réagissent. » Elle souligne l’importance symbolique d’İmamoğlu, capable de rassembler des appuis « provenant d’horizons politiques très différents », dans un pays profondément divisé. « Il utilise un langage inclusif, et je pense qu’on a besoin de ça. » Même si elle dit avoir perdu espoir dans la culture de la protestation après la répression du mouvement de Gezi en 2013, elle affirme que la situation actuelle est différente : « La jeunesse manifeste parce qu’elle n’a plus rien à perdre. Nos conditions de vie sont pires que celles de nos parents. » Des membres de sa famille participent aux marches ; des amis à elle ont été arrêtés ou blessés. À Montréal, elle manifeste chaque samedi, le visage couvert : « Ils arrêtent des gens juste pour avoir tenu un drapeau. Alors, on est prudents. »


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