À la même période, un hémisphère plus bas, l’océan Indien sombre dans un lourd été. Entre soleil brûlant et grosses pluies chaudes, le Noël mauricien rime avec le charme mascarin d’un sonnet baudelairien. Les flamboyants rougeoient et les litchis ploient sous le poids de leurs fruits. La messe de minuit se chante à la musique des éventails. Le 25 décembre, les enfants lancent des pétards dans le jardin familial. Puis la magie des fêtes s’efface pour laisser place à un été moite, véritable empire des moustiques. La vie quotidienne de la petite république sucrière reprend, aux couleurs estivales ternies par la corruption, le communalisme et l’ennui. Les étendues blanches du Nord étaient des terres d’évasion que littérature, cinéma et télévision avaient nourrie dès l’enfance.
Je vis la neige pour la première fois en octobre 2009, d’une fenêtre du sixième étage de Leacock. Un ami me tira subitement la manche pour que je regarde dehors. Ce fut un coup de foudre qui perdura malgré le revers du flocon : Noël boueux, sloche et nombreuses chutes d’albatros. Et lorsqu’un blanc immaculé recouvrait la ville de nouveau, les chasse-neige, manticores d’un univers inconnu, déblayaient devant moi toute ambition de rejouer le Docteur Jivago.
La neige n’est pas seulement la formule hivernale de l’H20, ni même une ressource poétique ; elle est avant tout un mode de vie. Depuis cinq siècles, un monde s’est formé autour d’elle, sur elle, par elle. Maisons, fenêtres, chauffage, tunnels, la neige a taillé une cité à sa mesure. Du vêtement à la nourriture, l’étranger à cette société doit apprendre les règles dictées par le froid. Adieu mangues confites et ananas au piment, les étals du marché Jean-Talon recèlent de fabuleux mystères : cidre de glace, canneberges séchées, pacanes, fudge aux noix, bleuets et tous ces fameux drinks… C’est dans ce décor de Nouveau Monde qu’en première année un ami kenyan ismaélien m’invita pour célébrer la fête de Kushali. Faute d’halwas et de rasgoulas, ce fut par une glace à l’érable que nous rendîmes hommage à l’Aga Khan.
Le froid a offert à Montréal fierté et légendes sportives. La vieille Québec fut terrassée. Le hockey donna à la cité une nouvelle religion, en remplaçant par une crosse profane celle des archevêques. De Montréal à St-Dilon, la neige a aussi engendré une culture festive, entre violon et bière, à l’abri des flocons. Et si la nuit tombe aussi vite qu’à Gotham City, la sécurité règne dans les rues éclairées, du moins plus qu’à Washington. Malgré le tempérament latin imputé aux Québécois, Montréal semble le centre d’une société nordique. De la Scandinavie à la rue Sherbrooke, il faut croire que la neige prédestine à des univers urbains conviviaux.
À l’heure où on se lasse déjà d’écouter en boucle les Carols des supermarchés, les vers du grand monsieur Gilles s’imposent. Il commence ainsi : « Dans la blanche cérémonie Où la neige au vent se marie Dans ce pays de poudrerie…»; plus loin il conclut : « La chambre d’amis sera telle qu’on viendra des autres saisons ».