Le jeune metteur en scène cite Anouilh dans le programme : « C’est reposant la tragédie, parce qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir. » Les Troyennes aussi c’est reposant, mais ce n’est pas par manque d’espoir : les murs du Bain St- Michel suintent de vitalité.
Louis-Karl Tremblay a choisi un lieu qui peut paraître d’emblée étonnant pour cette pièce d’Euripide adaptée par Jean- Paul Sartre. Pourtant, le carrelage et les colonnes qui entourent la piscine –qui sert de scène– ont quelque chose d’un palais antique. Dans la partie creuse de la piscine, proche des spectateurs, couchée face contre sol, une femme dans une longue robe noire. Dans un coin, un tas de femmes simplement parées de camisoles et de culottes blanches. Tremblay dit avoir choisi la piscine du Bain St-Michel parce que dans cet « espace clos, on se retrouve avec elles ». Elles, c’est les veuves troyennes.
Au lendemain de la guerre, debout, jamais assises malgré les chaises qui peuplent la scène, elles luttent contre l’armée grecque. Ces soldats qui, du bord de la piscine, érigés en maîtres du haut des murs de Troie conquise, veulent décider de leur sort. Les enjeux sont les mêmes qu’à l’époque où elle a été écrite par Euripide, en 415 av. J.-C.: l’absurdité de la guerre, l’héritage laissé derrière, la peur de voir une culture, une mémoire, disparaître avec soi.
La force des Troyennes réside dans leur unité, bien ancrée mais fragile, qui s’expose au plus fort dans l’aspect choral. Comme lorsqu’elles haussent toutes la voix pour demander : « Et nous, et nous, qu’allons-nous devenir ? », ou lorsqu’en plusieurs langues elles rappellent différents génocides survenus à travers l’histoire. Ce n’est plus alors de la guerre de Troie dont il est question, mais de toutes les guerres.
Les Troyennes, c’est aussi Catherine Bégin dans le rôle de la reine Hécube, laquelle tient toutes les voix. C’est elle, moins bavarde que les jeunes Troyennes, qui soutient la montée dramatique de la pièce, passant d’un état de désespoir absolu à une fierté exclamée à pleins poumons. Le metteur en scène a bien su tirer profit du modernisme du texte de Sartre. On est loin du dialogue paralysant de la tragédie antique, Tremblay alliant chant et danse à son théâtre.
Toutefois, les nombreuses couches de sens peuvent parfois alourdir la pièce, dont les jeux physiques essoufflent déjà le spectateur. Bien que l’usage de la musique et des projections ajoute parfois une beauté supplémentaire au texte, comme cette projection de l’horizon d’une plage avec des silhouettes rappelant Troie avant la guerre, le spectateur s’en trouve parfois déconcentré.
En outre, l’équilibre entre le jeu des comédiens est précaire. La présence des hommes est éclipsée derrière la marée féminine. Les Troyennes parlent français. L’ennemi, lui, s’exprime dans un anglais qui semble désincarné ; un voile nationaliste est ainsi levé, un enjeu parmi d’autres.
Malgré des ruptures émotives trop abruptes dans ce contexte de guerre, tel la compassion d’un des soldats face à une Andromaque (merveilleusement interprétée par Ariane Lacombe) pleurant son jeune Astyanax assassiné, ou lorsque ce même soldat rappelle l’amour qu’il a pour sa patrie et son désir d’y retourner, les deux camps parviennent à faire ressortir un même message. Pourquoi tant d’horreurs ? Une question qui résonne à la fin avec toutes les voix des Troyennes criant : « Le crime paie. »
Les Troyennes est le succès d’une rencontre entre un classique antique et ce jeune diplômé de l’École supérieure de théâtre. Une pièce dont la force réside dans la profondeur du texte et des métaphores de la mise en scène.
Les Troyennes refusent de tomber dans l’oubli et ne cessent de faire des vagues, tout comme Louis-Karl Tremblay qui, avec cette première mise en scène, fait résonner son nom dans toutes les bouches.
Les Troyennes d’Euripide, adaptation de Jean-Paul Sartre
Mise en scène de Louis-Karl Tremblay
Où : Bain St-Michel, 5300 Saint-Dominique
Quand : Jusqu’au 24 octobre
Combien : 17,50$ (étudiants)