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Le fédéralisme et les valeurs mobilières

Ou comment la Cour suprême a contrecarré les plans du gouvernement fédéral.

Webmestre, Le Délit | Le Délit

Les étudiants en droit se souviennent certainement de leur première semaine de cours. Le professeur attitré pour l’Initiation au droit tentait de faire retenir les bases des connaissances nécessaires à la réussite des prochaines années du baccalauréat et certains se souviennent du moment précis où il s’est mis à parler de la Constitution canadienne et du partage des compétences. Et particulièrement de deux articles, 91 et 92 de la Loi Constitutionnelle de 1867. Certains se demandaient : « On note les articles ? » Et la réponse : « Bah… On les note et au pire, on les oublie. »  Après ce cours, on ne pouvait plus jamais les oublier, les utilisant à une fréquence étonnante au cours du baccalauréat.

Steve Martin
Ces deux articles renferment beaucoup plus qu’ils ne laissent paraître… Et pourtant, quelle importance ont-ils eue et continuent-ils à avoir, encore aujourd’hui ! Nous n’avons qu’à nous référer à la « décision » de la Cour suprême rendue le 22 novembre dernier, soit le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières. Les motifs de la plus haute cour du pays font suite à la question portant sur la compétence législative du Parlement du Canada à adopter la Loi sur les valeurs mobilières. Ce processus d’avis consultatif mis en place dans la loi constitutive de la Cour suprême permet au gouverneur en conseil, soit à toutes fin pratiques le gouvernement fédéral, de « soumettre au jugement de la Cour des questions de droit importantes, comme la constitutionnalité ou l’interprétation d’une loi fédérale ou provinciale, et lui demander son opinion à ce sujet ». C’est notamment le processus qui avait été employé par le gouvernement pour le Renvoi relatif au mariage de personnes de même sexe et le Renvoi sur la sécession du Québec.

Ce renvoi de novembre dernier, plus qu’une décision sur les valeurs mobilières, est en fait une réaffirmation du principe du fédéralisme, concept à la base de la société canadienne. En effet, les deux articles dont il était question plus tôt, soient les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, prévoient les compétences conférées au Parlement du Canada et celles dévolues aux provinces. C’est dans cette séparation que réside le fondement de tous les pouvoirs que possèdent nos paliers de gouvernements. En effet, lors du partage des compétences afférentes à la création de la fédération canadienne, « le fédéral s’est vu octroyer les domaines de compétence les plus importants, surtout en matière économique, parce qu’on les considérait d’intérêt général pour le pays. » Et les provinces ? Elles ont reçu des compétences de nature sociales et culturelles, des pouvoirs d’application davantage locale.

Matthieu Santerre | Le Délit

Le Renvoi se positionne quant à la validité de la Loi sur les valeurs mobilières fédérale qui prévoyait la création d’un organisme canadien unique de réglementation des valeurs mobilières. Mais avant toute autre chose, qu’est-ce qu’une valeur mobilière ? Selon la Cour Suprême, le terme « valeur mobilière » désigne une classe d’actifs qui comprend, par convention, les actions de société, les intérêts dans des sociétés par actions, les titres de créance comme les obligations et les instruments financiers dérivés.
On peut se poser une question bien simple : quelle est la motivation du gouvernement fédéral à vouloir unifier la réglementation des valeurs mobilières ? En fait, une commission nationale des valeurs mobilières permettrait de centraliser l’ensemble des activités financières autour de l’actuel grand centre financier du Canada, soit Toronto.

Le Québec possède sa propre Loi sur les valeurs mobilières depuis bien des années et a même instauré en 2004 l’Autorité des marchés financiers, un organisme chargé d’encadrer les marchés financiers québécois et prêter assistance aux consommateurs de produits et services financiers. De plus, cette Autorité veille à l’application des lois propres à chacun des domaines qu’elle encadre. La Loi proposée par le gouvernement fédéral visait à ramener tous ces pouvoirs à Ottawa.

Pourquoi donc les provinces sont-elles réticentes à une « Autorité des marchés financiers » canadienne ? Au cabinet du ministre des finances du Québec, on affirme qu’une autorité fédérale viendrait contrecarrer les lois existantes au Québec. Les provinces ont adopté leur propre loi, et ce pour représenter les différentes réalités financières dans l’ensemble du pays. Par exemple, les normes fiscales trouvant application en Alberta sont différentes de celles du Québec, car les réalités économiques et financières y sont différentes. Les gouvernements de ces deux provinces le savent, et ces dernières ont fait front commun contre le projet de loi. Ainsi, appliquer une réglementation mur-à-mur sans prendre en compte les différences économiques régionales du Canada favorise la première place financière du Canada, Toronto.

De cette manière, le transfert du pouvoir de réglementation réduirait les provinces au rôle d’exécutant, les privant du rôle de décideur de ce qui est meilleur pour la province. De plus, ce transfert se traduirait par une perte d’expertise financière dans l’ensemble des provinces au profit de la centralisation de cette expertise vers Toronto.

Teamkonsol

De nombreuses propositions de Commission nationale financière avaient été discutées, et ce depuis 1935. Cependant, de telles initiatives se sont intensifiées dans la dernière décennie pour mener à un projet de loi tel qu’analysé par la Cour. Afin de justifier la création d’une telle règlementation, le gouvernement fédéral, dans son intervention devant la Cour suprême, soutenait que la « Loi, telle que libellée, ne vise pas à imposer unilatéralement un régime unifié de réglementation des valeurs mobilières pour l’ensemble du Canada. Elle donne plutôt aux provinces le libre choix de participer au régime si elles le souhaitent et quand elles le souhaitent. » Ce faisant, le Parlement canadien souhaitait que toutes les provinces choisissent de participer au régime créant ainsi « un régime de réglementation national des valeurs mobilières pour le Canada. »

Ainsi, le Canada, auquel s’est joint l’Ontario et quelques intervenants, prétendait que la Loi dans son ensemble relevait du volet général d’une compétence lui appartenant, soit la capacité de légiférer en matière de trafic et de commerce que le paragraphe 91 (2) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement. Les provinces telles que de l’Alberta et le Québec souhaiteraient au contraire que le régime légal « relève de la compétence des provinces en matière de propriété et de droits civils prévue au paragraphe 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867. » Le Canada ne s’opposait pas à l’argument selon lequel la réglementation des valeurs mobilières relève de la compétence provinciale, mais soutenait plutôt que le marché des valeurs mobilières a évolué en une matière touchant l’ensemble du pays, nécessitant du fait même une intervention du Parlement pour la création d’une commission nationale unique.

Avant même d’analyser les motifs de la Cour, il est intéressant de noter que les Cours d’appel de l’Alberta et du Québec avaient toutes deux conclu que la Loi sur les valeurs mobilières proposée par le Canada était inconstitutionnelle, position que défendaient les gouvernements respectifs de ces provinces.

Matthieu Santerre | Le Délit

La Cour Suprême définit clairement son mandat dès les premières pages du renvoi : « Il ne revient pas aux tribunaux de trancher la question politique de savoir si un régime national unique de gestion des valeurs mobilières est préférable à de multiples régimes provinciaux. En conséquence, [la] réponse à la question posée par le présent renvoi n’est dictée que par le texte de la Constitution, par les principes fondamentaux de notre droit constitutionnel ainsi que par la jurisprudence pertinente. » Pour ce faire, le tribunal a adopté une approche qu’elle a elle-même qualifiée de fédéralisme moderne, soit une « vision plus souple du fédéralisme qui permet le chevauchement des compétences et qui encourage la coopération intergouvernementale ».

La Cour a affirmé que la Constitution canadienne confère des pouvoirs au Parlement fédéral de promouvoir l’intégrité et la stabilité du système financier canadien et que la Constitution confère également le pouvoir au Parlement de réglementer le trafic et le commerce, tant au niveau interprovincial qu’international.

Toutefois, le tribunal a réitéré un principe maintes fois soutenu dans des décisions précédentes (notamment celle sur la sécession du Québec), soit que « bien que les principes de flexibilité et de coopération soient importants pour le bon fonctionnement de l’État fédéral, ils ne peuvent l’emporter sur le partage des compétences ou le modifier. » Le fédéralisme est un concept constitutionnel qui demande qu’un exercice d’équilibre soit fait entre les pouvoirs du gouvernement fédéral et ceux des provinces. La Cour a réaffirmé que le partage des compétences prévu aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle doit être respecté, tout en prenant en compte les nouvelles réalités de la société.

Dans son analyse de la conformité de la Loi sur les valeurs mobilières avec ce partage, la Cour Suprême s’est questionnée quant au caractère véritable de la loi qui leur a été soumise. La Cour part du principe que la compétence attribuée au Fédéral, soit le pouvoir relatif au trafic et au commerce, n’inclut pas toutes les questions touchant à ces sujets. Une situation contraire équivaudrait à « attribuer à une compétence fédérale une teneur qui viderait de son essence une compétence législative provinciale. » À travers son analyse, le tribunal a conclu que le caractère véritable de la loi consistait « à réglementer, à titre exclusif, tous les aspects du commerce des valeurs mobilières au Canada, y compris les occupations et les professions relatives à ce domaine dans chaque province. » Une fois cela établi, la Cour a tenté de rattacher cet objet avec une compétence prévue par la Constitution. Le gouvernement fédéral soutenait que l’objet de la loi se trouvait dans son champ de compétences alors que le gouvernement provincial soutenait que c’était plutôt son champ de compétence que la loi venait envahir. N’arrivant pas à un résultat concluant après l’exercice, le tribunal s’est alors questionné à savoir si la Loi « traite d’un domaine d’une importance et d’une portée véritablement nationales et qui transcende les compétences provinciales », argument avancé par le gouvernement fédéral pour justifier l’adoption de la Loi en premier lieu.

À cette question, la Cour a répondu par la négative. La tentative du Fédéral de réglementer tout le commerce des valeurs mobilières ainsi que la conduite des participants dans le secteur d’activités rend la Loi sur les valeurs mobilières inconstitutionnelle. La Cour a conclu son raisonnement en affirmant que la Loi n’est pas valide dans sa version actuelle car le régime fédéral proposé empiétait de façon trop importante sur les pouvoirs dévolus aux provinces et la Cour suprême a jugé que cela est contraire au fédéralisme canadien, et cela même dans une perspective de fédéralisme souple et moderne.

Le ministre des Finances du Canada, Jim Flaherty, a indiqué qu’il allait respecter la décision de la Cour. « Il est clair que nous ne pouvons aller de l’avant avec ce projet de loi. Nous allons étudier cette décision attentivement et nous allons agir en conséquence », a‑t-il affirmé dans une déclaration publiée par son cabinet. Devant cette position, on ne peut que s’ébahir du pouvoir donné à deux articles, articles dont l’existence est parfois ignorée ou dont la portée est, dans d’autres cas, incomprise. Dans tous les cas, la Cour suprême veille à assurer le respect de nos lois constitutionnelles et nos droits fondamentaux tout en tranchant des enjeux de société d’une importance certaine. Et qui sait si le ministère des Finances du Canada ne suivra pas la « suggestion » de la Cour et ne mettra pas de l’avant une démarche coopérative qui, de l’avis même du tribunal, reconnaîtrait la nature provinciale de la réglementation des valeurs mobilières et donnerait le pouvoir au Parlement de traiter d’enjeux nationaux.


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