Ma pensée simpliste s’articulait auparavant comme ceci : avant que la femme n’atteigne le cercle exclusif des êtres indépendants de pensée et d’action, la volonté –et l’habileté– de création était chez elle absents. Cette conception est ridicule et fausse : nous connaissons aujourd’hui les liens tant littéraires que ménagers qu’ont entretenus nombre d’écrivains avec les femmes de leur entourage, ainsi que l’importance de plusieurs d’entre elles dans la genèse d’œuvres marquantes de la littérature.
Malgré tout, chaque nouvelle femme qui apparaît en écriture devant moi semble plus troublante que la précédente, incapable que je suis de concevoir l’ampleur réelle de la présence littéraire féminine dans l’histoire. La biographie de Johann Wolfgang Goethe, pour le prendre en exemple, contient un nombre impressionnant de ces femmes indispensables. Né en 1749 et mort en 1832, Goethe est considéré par beaucoup comme le poète allemand, c’est-à-dire celui qui, par son œuvre, a révolutionné la langue allemande, contribuant ainsi à façonner l’identité moderne du pays en devenir de cette époque. En plus de quatre-vingt ans d’existence, Goethe a vu se succéder quatre genres littéraires importants –classicisme, Sturm und Drang, romantisme, et orientalisme– en plus d’avoir été témoin des bouleversements de la Révolution française, et fut l’auteur de textes qui, encore aujourd’hui, sont considérés comme les plus importants, non seulement de l’histoire littéraire allemande, mais également de l’histoire littéraire mondiale.
Goethe est un génie, donc. Mais comme pour la plupart des auteurs, Goethe ne serait pas Goethe sans l’influence de plusieurs personnages importants.
Parmi les plus connus et respectés : Johann Gottfried von Herder, Johann Winckelmann, Friedrich von Schiller, les frères Schlegel, de grands hommes qui offrirent à Goethe la profondeur intellectuelle qui lui a permis de constamment renouveler sa conception de la vie et de l’art. Mais Goethe ne serait pas Goethe non plus sans les femmes de sa vie. Sa sœur Cornélia, Friederike Brion, Lili Schöneman, Charlotte von Stein, Christiane Vulpius, Faustina Antonini, Ulrike von Levetzow (qui avait dix-sept ans lorsque le vieux Goethe, quatre-vingt ans, s’est épris d’elle) sont les plus connues, et furent chacune à leur manière la source d’inspiration d’une période créatrice.
De toutes ces femmes, c’est l’histoire de Marianne von Willemer, une jeune actrice mariée d’environ trente-cinq ans que l’auteur rencontre à Frankfurt en 1814, qui semble la plus touchante. Rencontrée alors qu’il est sous l’influence de Hafez, poète perse du XIVe siècle, Marianne écrira avec Goethe plusieurs poèmes du « Divan » –terme que Goethe emprunte à Hafez et qui signifie plus ou moins « recueil»– et les deux vivront ensemble un amour (apparemment) platonique qui les marquera chacun très fortement. On a toutefois découvert au XXe siècle que plusieurs poèmes de ce réputé West-Östlicher Divan (les meilleurs, selon certains) furent en réalité écrits par Marianne elle-même. Le biographe David Luke écrira, presque négligemment : « the scholar Hermann Grimm discovered that several of the Divan poems were in fact by Marianne, adopted with slight alterations by Goethe and barely distinguishable from his own work », avant de retourner à la vie de l’auteur.
Goethe, le grand Goethe, ce génie qui a marqué la littérature, a emprunté plusieurs poèmes à Marianne, et ces poèmes font maintenant partie du canon littéraire. Ce qui n’est pas vraiment grave.
Rien de cette histoire n’est un véritable drame. Seule me reste cette douce tristesse, à l’idée que plusieurs femmes encore, non découvertes celles-là, cachent un talent qui ne sera jamais canonisé.