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Un souper à St-Roublon

La Volvo de Christian cahotait sur la vieille route de campagne qui menait jusqu’à St-Roublon.

De part et d’autre de la chaussée, des champs condamnés à une jachère permanente étaient parsemés de meules de foin négligées qui se liquéfiaient sur la terre comme des pustules crevées. Malgré l’atmosphère alourdie d’une brume laiteuse, Christian discerna le village qui se profilait au bout du chemin. 

St-Roublon était l’un de ces petits hameaux enfouis au fin fond de la Côte-Nord, dont les habitants se repaissaient de misère comme des asticots au fond d’une fosse bien mûrie. Aux abords du village, Christian vit une maison de campagne flanquée d’une grange délabrée, dont la pancarte faite de bois d’ex-clôture pourrie scandait en grosses lettres rouge :  FERME PAQUETTE – Légumes et empaillage ». Le médecin stationna la voiture dans la cour. Il s’apprêtait à se diriger vers la maison, mais il entendit un long cri strident en provenance de la grange. Son sang reflua vers ses tripes ; il hésita un instant, puis courut vers la grange et s’immisça à l’intérieur par un trou dans le mur. 

Au fond du bâtiment se tenait un bonhomme aux yeux exorbités qui tenait par les cuisses un lapin frétillant. En apercevant Christian le bourreau s’écri :  C’est ça qu’y’arrive quand on veut y aller trop dou : on fesse tout croche pi ça crève pas à moitié ». Il hurla de rire en concert avec son lapin gémissant de douleur. Puis il asséna à sa victime un deuxième coup de bâton derrière la nuque, ce qui noya les cris de la bête dans un flot de sang qui s’écoula par la bouche.  Attends-moé deux secondes, dit le bonhomme, je finis d’égoutter le lapin pi j’suis tout à toé » Il secoua effectivement l’animal, puis le pendit en accrochant les deux pattes arrièrs sur des clous plantés dans le mur du fond. L’homme s’essuya les mains sur sa salopette brune comme une grosse gale sèche, puis il vint vers Christian. Il lui tendit une main en se fendant d’un large sourire.

-Ben j’ai mon voyage, d’la visite su’a farme ! Avoir su, j’en aurais tué un de plus !

-Hem, oui… enchanté, monsieur. Je m’appelle Christian Brumel, et j’enquête à propos de…

-Enchanté moé-même ! Moé c’est Farmier. Farmier Paquette.

Oui, fermier et empailleur, comme j’ai pu le constater. Mais votre prénom, monsieur…?

-Han ? s’écria-t-il en faisant converger tous les muscles de son visage vers son nez. Pour quoi faire un prénom, t’as-tu déjà vu un autre Farmier à St-Roublon, toé ?

Farmier Paquette décocha un clin d’oeil à Christian puis retourna vers le lapin, couteau en main. Christian en profita pour observer l’intérieur de la grange. Mis à part quelques pinces et couteaux, les outils agricoles brillaient par leur absence : Paquette ne souhaitait pas prendre trop d’espace de rangement à ses caisses de bagosse. Dans un coin, un vieux lévrier gisait sur ses propres excréments, trop lâche pour se lever avant de déféquer. 

-Monsieur Paquette, reprit Christian, je suis venu à vous parce que j’ai besoin d’information à propos des environs de St-Roublon…

-Ben Tarbarslaque, t’as ben fait de venir me voir, mon pit ! Les Paquettes du village là-bas, tsé… répondit Farmier en se portant au gosier une bouteille imaginaire.

Le Paquette secoua longtemps sa main au-dessus de sa bouche ouverte, apparemment déçu que l’alcool qui s’y déversait était lui aussi imaginaire. Il remédia au problème en attrapant une pleine bouteille de bagosse, dont il se rinça copieusement les boyaux avant d’en offrir à Christian qui refusa poliment. 

-Tu vas en avoir besoin, mon pit. Ça va sentir le yâb’ dans pas long ! dit Farmier Paquette.

Il empoigna alors la fourrure du lapin à deux mains, puis la détacha des muscles en la tirant vers le bas. Au contact de l’air, les muscles dégagèrent une vapeur rance. Christian retint un haut-le-cœur puis reprit : 

-Je suis à la recherche d’une famille qui vivrait dans la forêt, des ensauvagés…

-Ah ben ça ! Des p’tites sauvageonnes c’est pas ça qui manque dans c’te boutte-ci ! J’ai rien qu’à te montrer ma femme pi ma fille !

Paquette crachat de rire avant de revenir à son lapin. Il décapita l’animal puis lança la tête (rattachée à la fourrure) au lévrier, qui se mit à gruger les lambeaux de chair collés à la peau. 

-Ce cabot, c’est notre tanneur de cuir ; ça fait vingt ans qu’y’est dans le métier pi y s’est jamais tanné, dit Paquette. Y’est plus tough que ma femme, caliboire !

-Charmant… Cependant, malgré tout le respect que je dois à votre femme, monsieur Paquette, je recherche une famille en particulier, qui vivrait près du lac Maloney…

-Mal au nez, hein…, répéta Farmier en se trouvant très drôle. 

L’effort intellectuel lui avait fait oublier le couteau qu’il avait planté dans les tripes du lapin, qui se déversaient maintenant en toute liberté par le ventre incisé. Farmier sacra et dirigea sa lame vers les deux canaux qui retenaient les organes au corps, au niveau du pelvis. Christian intervint :

-Oh ! Monsieur Paquette, arrête : si vous sectionnez le gros intestin et le canal urinaire, vous allez provoquer un déversement de déchets digestifs qui rendraient la viande impropre à…

-Heille heille heille, tu te prends pour qui, mon pit ? Un chiuregien ?

Farmier Paquette arborait toujours un air moqueur lorsqu’il sectionna les boyaux et s’envoya un jet de matières fécales en plein visage. Pendant qu’il tournait sur lui-même en glapissant  « Mon œil, Simonaque ! Mon œil », le lévrier claudiqua vers le lapin et croqua à belles canines dans les boyaux qui pendaient jusqu’au sol depuis la cage thoracique. Farmier aperçu le chien de son œil valide lui décocha un coup de pied dans le flanc. Le cabot s’éloigna en couinant, le cœur (du lapin) au bord des lèvres. Paquette, une fois les esprits remis en place, acheva de détacher les entrailles du corps du lapin et les recueilli dans un seau. Il héla alors en direction de la maison : 

-Joséphine ! Joséphine, amène-toé icitte, y’a des vidanges à sortir ! (Puis, à l’attention de Christian : ) Toé qui voulait voir d’la sauvageonne, tu vas être servis !

Une fillette rousse et osseuse accourue par le trou dans le mur en faisant virevolter sa robe rapiécée. Elle fixa un moment Christian puis s’élança, ravie, vers la bête dépecée.

-Ça c’est Joséphine, dit le père. Est jamais capable de te r’garder drette dins yeux, mais c’t’une bonne fille pareil. Y’a des langues sales qui disent que c’parce que sa mére pis moé on a le même grand-pére. Bah ! Comme on dit par icitte, on est jamais mieux servi que chez soi-même !

Pendant ce temps, Joséphine se confondait en supplications tout en resserrant ses articulations noueuses autour du bras de son père :

-J’veux une patte, popa, j’veux une patte ! 

Dès qu’elle eut ce qu’elle voulait, elle courue vers le mur opposé, grimpa sur une échelle qui lui permit d’atteindre le plafond de la grange. Là-haut, une guirlande de pattes de lapin s’étirait de part et d’autre du toit ; Joséphine Paquette y accrocha la énième patte en poussant un cri de jubilation.

-On est pas ben ben pratiquants, icitte, expliqua Paquette en chuchotant. Ça fait qu’on chasse le Malin comme on peut…

-Revenons-en au lac Maloney, s’il-vous-plaît.

-Ah ! Ben certain, mon pit ! J’le connais que trop ben c’te lac-là. C’est là que Laplotte attrape toutes les bebittes qu’il me revend à des prix d’innocent !

-Et qui c’est ce Laplotte ?

-C’t’un trappeur qui vit tu’ seul dans forêt. ‘Gare moi ça toutes les belles affaires qu’y me ramène pour mes empaillures ! dit-il en pointant derrière Christian.

Le médecin fit volte-face sur deux étagères où on avait étalé une alléchante fricassée de ratons, d’écureuils et autres rongeurs morts en tous genres. Sur l’étage supérieur, plusieurs charognes étaient en état de décomposition avancée.

-La rangée du bas c’est pour mes projets à court terme, pis elle du haut c’est là que j’mets ceux que j’ai jamais eu le temps d’arranger…

La fillette redescendit alors et se posta devant Christian. Le médecin intrigué la fixait silencieusement pendant qu’elle, postée devant lui, vibrait d’excitation. Son sourire lui écartelait les joues et ses grands yeux bleus s’exorbitaient à en tomber du visage. La rouquine brûlait d’adresser la parole à Christian, mais elle n’avait aucune idée de comment s’y prendre. Elle resta longtemps crispée par son hésitation ; puis enfin, chargée à bloc, elle lui hurla au visage :

-POPA Y PRÉPARE À SOUPER !

-Ouiii, ma chouette, dit Paquette lui ébouriffant les cheveux. Là, tu vas aller porter le seau de retailles de lapin à moman, veux-tu ?

La fillette détala aussitôt en emportant avec elle son chargement de viscères. Christian lui emboîta le pas.

-Monsieur Paquette, dit-il, je vous remercie infiniment pour votre chaleureux accueil, mais je dois maintenant vous quitter : j’ai affaire avec ce Laplotte. Transmettez mes salutations à votre cousi… à votre femme, et… bon appétit !


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