Bercé par les ballotements de la rame filant à pleine vitesse sur les rails –ça fait longtemps qu’elle ne s’arrête plus dans les quartiers « corrects»– je regarde les gens qui m’entourent. Une bande de « jeunes » ricane bruyamment en détachant à coups de pieds ce qu’il reste d’un strapontin tout en lâchant des interjections dans une langue que je ne reconnais pas. Ailleurs dans le wagon ce ne sont que des visages las ou apeurés.
Le train ralenti et une voix robotisée annonce « Southwest district, station two ; promptly exit the train ». Je jette un coup d’œil par la fenêtre, La Motte-Picquet-Grenelle, c’est ici que je descends. Je quitte le wagon au milieu d’une foule informe de gens, la tête baissée, traînant des pieds sous la pluie sale. Ce crachin permanent arrose Paris et la plonge dans une sorte de brouillard étouffant, entrecoupé de halos blafards qui accompagnent les passants à travers les rues encombrées jusqu’à leurs piaules merdiques.
Trop occupé par mes rêveries, je traîne dans les couloirs du métro jusqu’à ce qu’un agent de la milice m’interpelle, matraque au poing, et me prie aimablement de me dépêcher : « Move your fucking ass !». Je sors de la station et, relevant le col de mon caban, je me dirige vers un bistrot que je connais rue du Commerce, rare vestige « autochtone » que les autorités surveillent d’un regard amusé et méprisant.
Je pousse la porte du Ker Gwenn et je salue le patron et sa femme. On est du même endroit. Enfin du temps où ça existait encore.
-«Salut Yvan, salut Gwenn. »
-«Salut mon gars. »
-«Des nouvelles de l’Ouest ? Vous y retournez ? »
-«Ah il y a plus rien là-bas pour nous ! Ils ont bien fait leur boulot les enfoirés ! Qu’est-ce que j’te sers ? »
Je commande ma bolée de cidre habituelle et, comme d’habitude, il me sort une bouteille sans étiquette d’un compartiment sous le bar, fruit du marché noir. Autour de moi d’autres anonymes, des hommes, quelques femmes, accoudés au zinc délabré ou affalés à des tables minuscules les coudes posés sur les toiles cirés dégueulasses. Tous ces gens sans avenir, maintenant sans histoire, condamnés à vivre dans leur présent merdique et routinier, sirotant l’infâme vinasse d’Eurocorp destinée aux citoyens de classe ‘A’.Je me sens pris d’un malaise que j’ai du mal à identifier. Ne tenant plus à rester dans ce cloaque entouré de loques je finis ma bolée d’un trait et, saluant le patron et sa femme, je me casse le plus vite possible.
Me revoilà rue du Commerce, sous la pluie qui a redoublé. Je prends quelques instants pour laisser la pluie me rafraîchir. Je lève la tête et à travers les gouttes et les rafales de vent je distingue une de ces putains de réclames d’Eurocorp. « Trust us ! Eurocorp, ensuring a better future for every Euro-citizen.» Quel foutage de gueule ! C’est certainement pas pour nous qu’ils assurent le futur, nous les « autochtones », les pauvres diables sans passé ni futur sur ce continent. Et ils nous foutent ça sous le nez, essaient encore de nous y faire croire. Debout sous la pluie et les lumières blafardes de ces panneaux à la con, je me rends compte qu’on va nulle part, que je vais nulle part.
Le klaxon d’une voiture qui passe me ramène à moi. Je me remets en marche sur la rue du Commerce d’un pas pressé, ils se sont pas donné la peine de renommer les rues par ici. Je tourne sur l’avenue Émile Zola et je remonte vers l’ancienne station Charles Michels sur la ligne 10 aujourd’hui désaffectée. La pluie tourne à l’orage, le ciel noir pèse comme une chape de plomb sur la ville. Les bâtiments haussmanniens à l’abandon sont les spectateurs silencieux de l’existence sordide des malheureux que je croise. En passant devant une devanture de magasin j’aperçois mon reflet à la lumière d’un éclair, et je réalise que j’ai les mêmes yeux vides, la même mine hagarde que toutes les loques que je côtoie. Pris d’une trouille pas possible je me mets à courir. Arrivé au coin de la rue Saint Charles je tourne vers la rue de Javel. Bientôt chez moi ! Zigzaguant entre les flaques les plus grosses, je me dépêche. Sortir d’ici, vite ! Enfin j’arrive sur la rue de Javel et je tombe nez à nez avec une patrouille de la milice… Merde !
-« Stop right there ! Identification !»
-«Citoyen d’Euroland région Ouest de catégorie A : Loïc Kervern. Numéro d’identification : 260304206. Chef de chaîne dans les usines du secteur banlieue Nord-Ouest. » Je répète ces mots que je connais par cœur d’une façon machinale.
-« What ? Oh… ‘A’ category citizen… I see. Alright, go on.»
En m’éloignant je les entends se marrer, parler du cul-terreux, du sous-homme s’obstinant à utiliser une langue obsolète. J’enrage, mais ça serait trop con de crever en bas de chez soi pour une histoire de miliciens rigolards… Alors je me la ferme et je continue jusqu’à ma piaule qui est plus très loin.
Le 90 rue de Javel. Bâtiment banal s’il en est. Porte cochère verte, cour intérieure. Je passe le portique en jetant un coup d’œil au 92, il y avait un bar là autrefois, les gars qui tenaient ça ont fini en prison ou ont disparu après avoir été raflés par les miliciens pour « dissidence ». Je traverse la cour où brûle un brasero dans un vieux bidon d’huile, et me lance dans les escaliers de service. Je grimpe les marches quatre à quatre jusqu’au quatrième et pousse la porte de mon appart’ trois pièces avec fenêtre sur rue. Petit, sombre, mal rangé, il est pourtant bien comparé aux piaules sordides de certains de mes camarades. Je me jette sous la douche, le jet d’eau tiédasse peine à me réchauffer après la pluie glaciale. En enfilant un vieux jean délavé et un polo –nous autres citoyens de catégorie ‘A’, on n’est pas obligés de porter l’uniforme de la Compagnie– j’allume la télé.
Rien, comme d’habitude. Toujours leurs infos approuvées par le bureau des Médias, où ils nous vendent leurs rêves bidons, le tout entrecoupé de pubs et d’émissions débilitantes. Je me sers un kir et coupe un saucisson récupéré au marché noir. Je sors de ma torpeur alcoolisée au bruit des sirènes de flics et d’une sorte de rumeur provenant de sous mes fenêtres. Tel le spectateur d’un guignol grotesque je me mets au balcon pour voir ce qu’il se passe. En bas je vois un de mes voisins, un ancien punk actif dans les premières années de la Réaction, se faire traîner sur le bitume. Les salopards se mettent à lui buriner la tronche à coups de matraque, là, au milieu de la rue. Et moi comme un con, comme tous les autres connards à leurs fenêtres je regarde ça sans broncher. Quand il cesse enfin de se débattre –il aura pas gueulé une seule fois– les miliciens le balancent dans la caisse du panier à salade. Hébété je me rassoie dans mon canapé devant cette putain de télé, devant cet enfoiré de présentateur qui raconte ses mensonges aux spectateurs. La télé, encore un des seuls trucs fournis par la Compagnie, même aux citoyens ‘A’; c’est-à-dire qu’ils en ont bien besoin pour nous ressasser leurs conneries. Et encore, c’est rien comparé à ce à quoi les citoyens de catégorie ‘E’ (Eurocitoyens, ou citoyens réguliers) ont droit ; à ceux-là ils réservent une « vie meilleure » –«a better life » comme ils disent– et ils les assomment à coups de programmes télé, de vacances holographiques, de nano-drogues, et toutes autres sortes de connexions virtuelles. Petit à petit en les déconnectant, en nous déconnectant de la réalité, de la société, ils nous ont abruti et ont assis leur régime pourri.
J’avais lu dans un bouquin de mon père, un truc d’un gus Antique –un certain Aristote– que l’Homme était ce qu’il appelle un « animal politique ». Moi la politique j’en sais vraiment que ce que j’ai pu glaner dans mes vieux bouquins, mais c’est déjà plus que tous les autres abrutis qui m’entourent. Ce que je sais en tout cas c’est qu’en nous déconnectant de la putain de réalité ils ont tué la politique. Je suis pris d’un vertige en pensant aux merdes sans but qu’on est tous devenus, qu’on soit de catégorie ‘A’ ou de catégorie ‘E’. Des êtres apathiques, des putains de loques égocentriques et abruties qui vivent pour manger, dormir, chier, prendre leur pied et se dire qu’ils servent encore à quelque chose dans leurs réseaux virtuels. Je suis au bord d’un putain de gouffre, le néant, je suis devenu qu’une simple machine à servir les intérêts de la Compagnie. Je me dis que c’est pas ma faute, je suis né trop tard, c’est comme ça… Non ! Je peux pas me mentir putain ! J’ai vu les choses tourner au vinaigre autour de moi, j’ai vu cette merde arriver. Et aujourd’hui je regarde ceux qui ont eu plus de courage que moi se faire réduire au silence à grands coups de trique dans la gueule puis disparaître sans rien faire, je suis devenu un putain de spectateur tout comme les connards qui m’entourent et que je méprise. Je revois le corps inanimé de mon voisin la gueule dans le caniveau, j’entends les coups sourds des matraques et des bottes qui font craquer les os, et moi… Moi qui fait rien, qui regarde ça, hypnotisé. Je sens une vague de haine au goût aigre de bile remonter en moi, je me dégoute, les êtres apathiques qui m’entourent à longueur de journée me dégoûtent. Dans un élan de rage je me lève et j’entreprends de déloger ma télé de son socle à coups de latte. L’image frémis, la gueule du trou du cul assis dans sa boîte à déblatérer ses conneries à longueur de journée tressaute à chaque coup de pompe. Enfin elle se décroche dans un grésillement électrique et, toujours emporté par ma colère, je la jette de toutes mes forces par la fenêtre. Elle se fracasse sur les pavés en contrebas à l’endroit où, plus tôt, j’avais vu le crâne du punk frapper le sol. Haletant, je contemple la scène depuis mon balcon, la pluie ruisselant sur mon visage.
Je referme la fenêtre et je m’affale sur le futon de mon salon, plongé dans une sorte de léthargie. J’attrape une bouteille de gnôle dégueulasse qui traîne sur une table basse et m’en envoie une rasade brûlante dans la gorge. Je sens le liquide racler mon œsophage et venir me réchauffer les tripes. J’attrape un bouquin qui traînait là –c’est une copie cornée du Voyage au Bout de la Nuit de Céline– puis l’ayant feuilleté machinalement je me lève pour le remettre à sa place sur l’étagère. Ma bibliothèque, seul lien que j’ai avec mon semblant de passé. Souvenirs de mon père, je chéris ces bouquins parmi lesquels on peut trouver aussi bien Aristote, saint Thomas D’Aquin ou Machiavel que Nietzsche, Proudhon, Marx, Céline, Nimier, Mishima, Drieu La Rochelle et des écrivains plus récents comme Maurice Dantec et Robert Merle, sans oublier l’intégrale des Tintin. Les livres sont une denrée rare de nos jours, ils sont devenus obsolètes, comme les idiomes nationaux, aujourd’hui remplacés par un anglais simplifié. Les internationalistes doivent bander. Ah ça pour le coup ils ont bien réussi. Transferts de populations autochtones vers d’autres régions, destruction du passé de ces régions pour embrasser un « passé commun », poussée vers une homogénéité métissée, brassage des races qui sous couvert de tolérance et de diversité a fini par détruire la diversité. Ça demandait la création d’un nouveau calendrier. Selon eux, on est en l’an 25 après Lisbonne. Ça a été facile pour Eurocorp de prendre les rênes à ce moment-là. Organisation de toutes les institutions autour de la Compagnie, importation de main d’œuvre allogène moins chère et destruction de ce qui avait été l’Europe pour créer Euroland. Euroland cette entité faisant face aux autres grandes corporations telles que l’Americon (englobant tout, des cercles polaires de la région nord, jusqu’aux tropiques). Les enjeux politiques et économiques ont fini par s’entremêler, au détriment des populations et des cultures. Et moi je suis là dans mon putain d’appart’, individu sans passé et sans avenir, pion dans les mains des cons à la tête de ce merdier. Condamné à mener une existence de fantôme, chef de chaîne dans la plus grosse usine du secteur Nord-Ouest ; remplaçable, simple numéro sur une liste qu’un autre numéro viendra remplacer s’il vient à disparaître. Et pendant ce temps-là, assis confortablement dans leurs salons, les loques qui ont accepté de vendre leur âme à ces enfoirés se marrent, s’empiffrent et prêchent le mélange de tous les individus, de toutes les identités. Ils travaillent depuis chez eux cette nouvelle bourgeoisie, mélangée, sans passé autre que « l’héritage de Lisbonne» ; ils dépendent de notre main d’œuvre les enflures… Au fond, ils l’auraient bien profond si on décidait tous de plus vouloir êtres leurs larbins, si on leur rentrait dans la gueule un bon coup. Ouais, ça les mettraient mal ces enflures si nous, les autochtones du vieux Paris, on marchait sur leurs grattes ciels, on dynamitait leurs usines, on butait leurs dirigeant –ces vieux charognards repliés dans leur nid au 100ème étage de l’E‑Tower– qu’ils finissent tous la gueule dans le caniveau à se vider de leur sang en gueulant comme des gorets. C’est à portée de main, si les merdes qui m’entourent se secouaient un peu, ouvraient leurs yeux. En tout cas, moi le citoyen de catégorie ‘Autochtone’, moi le numéro 260304206, moi le chef de chaîne, je ne supporterais plus leur merde !
Je me lève d’un bond de mon canapé, prend une douche froide en pensant à ce que je vais bien pouvoir faire. Je me reprends en main ! Je me rase et entreprend de me couper les cheveux. Je jette un coup d’œil dans le miroir, je reconnais pas le mec qui est dedans. Les côtés du crâne et la nuque bien ras, le dessus peigné et propre, le menton glabre. Ça change du barbu aux cheveux ternes qui me faisait face il y a à peine une heure. Plus jamais je n’aurais l’air d’un clochard traînant les pieds devant ces raclures ! Je renfile un polo propre, mon jean délavé, une paire de baskets, un blouson et quitte mon appartement. L’heure est venue de réagir.