Le 26 avril 1986 avait lieu le plus grave accident nucléaire jamais répertorié : la catastrophe de Tchernobyl. Cet accident nucléaire de niveau 7, le plus élevé sur l’échelle internationale des événements nucléaires, a affecté la vie de miliers de gens. Pourtant, aujourd’hui, c’est à peine si l’on en parle, si l’on y pense encore. Difficile, avec toutes les tragédies qui nous entourent, de ressasser en plus un passé dont on se sent loin, me direz-vous. Heureusement donc qu’il existe des artistes de la trempe d’Emmanuel Lepage pour visiter les décombres de notre histoire et partager cette expérience unique.
C’est en 2008 qu’Emmanuel Lepage a décidé, en collaboration avec l’association Les Dessin’acteurs, de plonger au cœur même de la catastrophe de Tchernobyl, visitant la centrale, les villages qui la bordent et cette « zone » qui l’entoure, tout à la fois fascinante, inquiétante, étouffante. Si l’objectif premier semblait peut-être avant le départ de rendre compte de vies brisées, de survivants en manque de vie et d’une terre ravagée par des séquelles indélébiles, l’artiste se rend vite compte que ce parcours ne peut aller sans sa part de questionnements… pour le moins inattendus.
Ainsi, tout en se demandant ce qu’il est venu faire dans cet endroit du monde foncièrement marqué par le désespoir, Lepage semble vouloir défier la mort, se confrontant à un désastre dont les conséquences sont encore palpables, sous une menace de contagion encore terriblement actuelle. Sa curiosité, les doutes et ce besoin de découvrir un univers dangereux, quasiment abandonné, presque inaccessible, ouvrent l’album avec les préparatifs du départ. Le ton est sombre et, sur la route vers l’est, le décor est grisâtre, fantomatique. Les séquelles de la tragédie sont omniprésentes et les dessins gris et tristes transmettent la désolation et la lourdeur du paysage. Aux abords même du périmètre interdit, Lepage témoigne des corps brûlés, difformes, des survivants malades, d’une terre décharnée, défigurée, désagrégée.
Pourtant, rapidement, Lepage découvre, parallèlement à ces scènes macabres, des lieux splendides et une vie qui a repris le dessus, des survivants qui sourient et des enfants qui s’amusent. Si le tic-tac menaçant du dosimètre plane au-dessus des personnages comme une épée de Damoclès pendant les premières pages du récit, il finit par disparaître devant une nature qui a repris ses droits.
Ainsi, au fil de pages d’une éclatante beauté, une résonnance se fait entre l’aventure et les interrogations d’un artiste sur son art. L’artiste montre l’horreur de l’humain, les erreurs de la technologie, mais aussi la beauté qui en rejaillit indubitablement. Il se questionne alors sur son droit à dessiner une nature magnifique, colorée, somptueuse, mais interdite, malade. Sa culpabilité et ses interrogations rejoignent le lecteur tout comme son dessin bouleverse, renverse, émeut. Au fur et à mesure du récit, les couleurs reprennent vie et l’on comprend que, malgré tous les spectres et les débris, le printemps existe encore à Tchernobyl.