« Nous avons dix-huit ans et nous sommes tout. » À la fois sûr de lui et désemparé, le narrateur d’Emmaüs, dernier roman de l’écrivain italien Alessandro Baricco, dresse le portrait d’une jeunesse désabusée et perdue entre une foi a priori inébranlable et la réalité d’un monde dont elle n’a pas le contrôle.
Ils sont quatre : le narrateur, le Saint, Luca et Bobby. À côté d’eux, une fille, Andre. Ils en sont tous fous, mais elle leur échappe ; ils ne sont pas du même monde, eux, les fervents catholiques élevés dans une foi sans faille et sans question, et elle, la luxure, l’altérité, la liberté peut-être, traînant dans les bars et ne coiffant pas ses cheveux. Andre, c’est celle qui se jette du haut d’un pont, c’est celle qui parvient à réunir la vie et la mort en une seule et même figure, et qui devient au fil des pages une image de la Vierge Marie, illustrant l’ambiguïté du monde et des hommes telle que la conçoit Baricco. Dans cette petite ville d’Italie où finalement peu de choses se passent, elle est la tentation qui remet en cause les fondements moraux des quatre garçons.
Tout va très vite : Baricco nous montre tour à tour une plongée dans la drogue, un suicide, un meurtre. La vitesse est l’image même de l’apparente solidité de leurs certitudes qui finissent soudain par s’effondrer. On retrouve dans ce nouveau roman l’empreinte de Baricco, les virgules, les tirets, les répétitions, en bref le rythme particulier qui donne à chacun de ses textes la puissance d’une respiration. Cependant, ce roman-là est différent ; peut-être d’abord parce qu’il est ancré dans une réalité tangible, une petite ville italienne, et que les personnages ont des âges, une généalogie. Cela donne au texte un caractère plus intimiste et permet à l’auteur de poser de vraies questions autour d’une religion catholique dont il s’est émancipé et qu’il remet en cause, mais sans provocation. L’assurance des adolescents, la force dont ils font preuve au début du roman et qu’ils tirent de la religion, n’est-elle pas qu’une illusion savamment entretenue par une morale catholique qui se révèle avoir des failles ?
Ce livre est aussi une réflexion sur l’art et la foi. Les quatre garçons sont musiciens, ils jouent dans un groupe, à l’église ; ils voudraient jouer ailleurs, jouer « leur propre musique », mais cela ne sera jamais possible. La problématique musicale est omniprésente dans Emmaüs : la musique devient la porte par laquelle les personnages parviennent à s’échapper un par un, Bobby en montant un spectacle avec Andre, Luca en écrivant des chansons dont les paroles ne seront retrouvées qu’après sa mort, les mélodies emportées avec lui et à jamais inaccessibles. On sent ici la trace du musicologue qu’est aussi Alessandro Baricco, et, sans y répondre, il semble poser la question du rapport de l’art à la religion – comment comprendre le retour du narrateur dans le groupe de l’église, quand tous ses amis ont un à un disparu et qu’il observe le prêtre d’un regard nouveau ? Le texte se fait musique, et la musique révélation.
« Nous aimons la linéarité […] et si nous l’apprécions autant, c’est aussi pour la raison suivante : durant tout le récit, chacun est dans l’ignorance. » Idéal du narrateur et remarque métatextuelle, à la fin du roman beaucoup de choses restent encore inconnues des lecteurs et nombre de questions sont sans réponse. Le narrateur parle des autres, mais ne parle que très peu de lui, et l’histoire laisse des blancs, que le lecteur peut tenter de remplir, mais qu’il est peut-être tout aussi beau de laisser vides. Emmaüs est une grande question qui confirme une fois de plus la virtuosité d’Alessandro Baricco.