Vivre à l’étranger la majeure partie de sa vie et gérer la perte de repères culturels ; enquête, depuis McGill, sur ces enfants de la mondialisation
« D’où viens-tu ? »
La question est simple et directe, presque banale tant elle est devenue le fondement des premières rencontres. Mais pour un bon nombre de personnes, la réponse n’est pas si simple et peut parfois poser de sérieux problèmes de formulation. Pour de plus en plus de personnes, pays de résidence, pays de naissance, nationalité(s) diffèrent et perdent de leur sens.
On a tous au moins une fois rencontré ce genre de personne sur le campus : une étudiante ayant fait le tour du monde, un autre ayant vécu aux quatre coins de la planète et fréquenté telle et telle école internationale – et qui, presque miraculeusement, est bien là, en face de nous à nous parler.
Bien sûr, le fait de voyager et de vivre à l’étranger, de quitter son pays d’origine pour aller vivre dans une autre région du monde n’est pas un phénomène nouveau. Mais, comme constaté dans la population étudiante à McGill, il a tendance à se banaliser. On définirait ce qu’on peut appeler les « apatrides culturels » comme une nouvelle génération de jeunes qui, au cours de leur vie, ont été amenés à vivre dans différents endroits du monde – le plus souvent avec leur famille – et qui ont, par conséquent, passé une grande partie de leur vie en dehors d’un environnement culturel constant. Qu’est-ce qui les rends si différents ? Quels problèmes culturels et identitaires doivent-ils affronter alors qu’ils quittent leur terre adoptive pour l’université ? Quelles peuvent être les implications à grande échelle d’un tel phénomène ?
Une communauté particulière
En première année, on est surpris de constater que McGill est bien fidèle à sa réputation d’université internationale. Sur le campus, on s’habitue à entendre parler coréen, espagnol ou encore russe ; les résidences sont des lieux où se mêlent une variété surprenante de nationalités.
On pense en particulier au nombre impressionnant de « Français » de première année à New Rez. Ils forment un mélange hétéroclite et si vous leur demandez d’où ils viennent, presque aucun ne vous répondra la France ; leur pays de citoyenneté, dans lequel ils ne passent rarement plus de trois mois par an, le temps des vacances d’été, n’est pas leur chez-soi. Ils sont habitués à fréquenter les écoles internationales, parlent anglais depuis leur plus jeune âge et voyagent en avion plusieurs fois par an. Ils vous parleront de leur vie à Londres, Singapour, New York, Moscou et évoqueront leur nostalgie des pays étrangers dans lesquels, pendant plusieurs années, ils se sont construit une nouvelle vie. Ils reconnaissent eux-mêmes qu’ils ont peu de choses en commun avec des Français « de France », et, par conséquent, forment une communauté d’anciens expatriés.
Eva, une étudiante de deuxième année, a vécu huit ans à Singapour avant McGill. Elle avoue se sentir différente de la plupart des Français non-expatriés et a l’impression d’avoir vécu quelque chose de plus. Elle observe une forme d’incompréhension mutuelle entre elle et les étudiants qu’elle rencontre et qui n’ont pas voyagé.
Eva n’est pas un cas isolé. On observe à McGill que ces étudiants étrangers ayant vécu une expérience internationale commune ont tendance à former une communauté en soi sur le campus. Certains se connaissent depuis la plus tendre enfance. Alexia et Marie, deux franco-japonaises, se sont rencontrées à l’école française de Tokyo au primaire ; elles se sont retrouvées quelques années plus tard au lycée français de Hong Kong, ville dans laquelle leurs pères ont été mutés pour des raisons professionnelles. La famille de Marie est ensuite partie à Séoul, celle d’Alexia à Shanghai et les chemins des deux adolescentes se sont séparés. Mais elles se sont retrouvées ici, dans la même université à Montréal. Et parce qu’il existe à McGill un grand nombre d’«apatrides » qui sont dans la même situation, Alexia et Marie fréquentent des étudiants internationaux qui, comme elles, ont vécu dans différents pays au cours de leur vie et qui comprennent mieux ce qu’elles ont vécu.
S’intégrer à McGill
Ces étudiants ont tendance à reproduire à McGill l’impression de communauté dans lequel ils ont été habitués à vivre dans leur pays de résidence. Que l’on soit Américain, Chinois ou Français, vivre à l’étranger développe un sentiment d’appartenance culturelle commun ; des réseaux de contacts et d’amis sont ainsi créés. Et parce qu’on est plus susceptible de se rapprocher des personnes qui nous ressemblent, beaucoup d’étudiants dits « apatrides » restent entre eux ou fréquentent des gens qui ont vécu des expériences internationales similaires.
Autant dire que McGill facilite le passage du secondaire à l’université pour ces apatrides puisque l’université est composée d’un grand nombre d’étudiants venant du monde entier (20% des 38 779 étudiants de McGill viennent de l’étranger). Il existe aussi un nombre impressionnant de clubs internationaux, tels que le club des étudiants Sri Lankais, qui crée une communauté internationale mcgilloise semblable aux communautés multiculturelles d’expatriés que l’on peut trouver dans des villes comme Phnom Phen, Accra ou Bogotá. Montréal, de plus, reconnue mondialement pour ses communautés culturelles et sa diversité, baigne aussi dans une atmosphère de tolérance et de multiculturalisme. McGill aussi possède des organismes tels que le Service d’aide aux étudiants étrangers et le buddy program qui aident également à l’intégration dans l’environnement universitaire.
Le Délit a parlé au Service d’aide aux étudiants étrangers (SAEE), qui demeure une source de référence pour un bon nombre d’étudiants internationaux. À la question des apatrides culturels, le Service a répondu qu’il organisait « des événements et des ateliers pour faciliter l’intégration d’étudiants ayant vécu à l’étranger. Le SAEE est une référence pour beaucoup d’étudiants internationaux qui viennent nous voir pour faciliter leur expérience à McGill ». Cette organisation offre de l’aide au niveau de la langue et se charge d’aider les étudiants dans des processus administratifs qui peuvent être longs et difficiles. Le McGill International Students Network, de son côté, s’occupe de rassembler et de rencontrer les différentes communautés culturelles présentes sur le campus à travers des activités, clubs et associations.
Atouts et inconvénients
Cependant, ces apatrides culturels forment à eux seuls une catégorie bien spécifique d’étudiants internationaux. Contrairement à beaucoup d’étudiants étrangers qui ont vécu dans un seul pays la majeure partie de leur vie, les apatrides manquent de repères culturels bien définis.
Ils reconnaissent eux-mêmes sans prétention qu’ils ont eu une chance incroyable de voyager comme ils l’ont fait. Samuel, étudiant australien en échange à McGill, a vécu dans six pays différents au cours des vingt dernières années. « Je me sens moins ancré dans une culture en particulier, et sans doute ainsi plus adaptable et réceptif à d’autres cultures », raconte-t-il. Cette acculturation a tendance à développer une sensibilité accrue aux autres, la confrontation avec des gens et des sociétés différents d’eux-mêmes les ayant fait mûrir plus rapidement que d’autres. Daria, une étudiante franco-irano-américaine de deuxième année qui a vécu en Chine pendant plus de sept ans observe, elle, ce décalage : « En revenant en France ou aux États-Unis, j’ai l’impression d’avoir cinq ans de plus que mes amis qui ont le même âge. C’est à la fois réconfortant de savoir que j’ai réussi à me construire en tant qu’adulte plus rapidement à l’étranger, et déprimant en même temps : tu réalises que des liens que tu avais avec des gens, des aspects de ton identité, le sentiment d’appartenir à un tout, ont disparu ».
On constate toutefois chez la plupart de ces apatrides un certain sentiment de mélancolie quant à leur manque de repères culturels, et l’analyse de Daria est valable pour beaucoup d’entre eux. La vie des apatrides culturels a de quoi faire rêver beaucoup d’étudiants en quête de dépaysement. Mais cette vie nomade est bien plus difficile émotionnellement qu’on ne pense : une désorientation continuelle, ressentir un perpétuel manque, que quelque chose est absent. « On apprend à dire au revoir – à la famille restée dans le pays d’origine, aux amis qui repartent en expatriation à l’autre bout du monde ; on apprend à se serrer les coudes entre nous ; à accepter le manque de repères (et d’être perdu dans la traduction)», relate Daria. C’est un univers où l’idée du chez-soi est relative et n’existe pas complètement ; une vie passée entre plusieurs pays, ou chambres d’hôtels et aéroports deviennent des endroits trop familiers. Comment certains apatrides réagissent à ce manque de repères culturels ?
La nouveauté ou les racines ?
Les apatrides interrogés répondent différemment à la pression imposée par leur mode de vie. Face au manque de repères, à l’évidente distance qui les sépare d’un environnement culturel connu, on distingue aisément différents cas de figures. Vivre à l’étranger n’implique pas nécessairement une immersion culturelle totale – beaucoup d’expatriés ont tendance justement à se rattacher à leur identité culturelle dans le pays dans lequel ils vivent.
Camille, une franco-belge, a vécu la majeure partie de sa vie aux États-Unis. Elle raconte au «»Délit»»» que, malgré le fait que ses parents se soient fait beaucoup d’amis américains au début de leur expatriation, ils se sont invariablement tournés vers des francophones par la suite – le besoin, sans doute, de partager une expérience et des valeurs communes dans une culture qui n’est pas la leur.
Bien sûr, certains expatriés arrivent plus ou moins bien à s’adapter à leur pays de résidence et s’immergent dans la culture avec plus ou moins de facilité. D’autres, parce qu’ils ont réussi à se construire en parallèle avec cette culture adoptive, se sont adaptés et intégrés avec succès. Aldrich est né et a grandi à Manille, aux Philippines. Au début du secondaire, il est parti avec sa famille vivre à Toronto, son père ayant des opportunités professionnelles là-bas. « Immigrer au Canada m’a distancié de mes amis aux Philippines. Ils pensent que le Canada m’a transformé en un Aldrich plus sophistiqué, anglophone qu’ils ont du mal à comprendre maintenant », dit-il, « Il y a des moments où j’ai l’impression d’avoir perdu mon identité, d’autres moments non : cela dépend avec qui je suis.» Beaucoup d’apatrides comme Aldrich parlent d’une forme de malléabilité identitaire acquise lors de leurs voyages, le fait de pouvoir s’adapter à un auditeur, à comprendre sa différence. Le contact avec l’inconnu, qu’il soit complet ou partiel, fait évoluer et ouvre de nouvelles perspectives.
Vers une identité culturelle commune ?
Beaucoup d’apatrides ont ainsi tendance à se rattacher à des comportements, des valeurs et des points de vue qui leur semblent reliés à leur(s) pays d’origine. Une forme de double point de vue est mis en place pour négocier le nouveau et le traditionnel.
On a tendance, en ce début de 21e siècle, à employer les termes de « mondialisation », de « culture occidentale », très largement. Mais est-ce que la crise identitaire culturelle à laquelle doivent faire face nombre d’apatrides n’est pas un phénomène qui, de plus en plus, s’applique à nous tous ? Sommes-nous en train, un peu comme les apatrides, de nous diriger vers une identité occidentale commune, de « perdre » en spécificités culturelles ?
En y regardant de plus près, on observe que des choses comme les classifications culturelles et géographiques sont en train de perdre de leur sens. Les frontières perdent leur signification dans des régions du monde comme l’Europe, où l’on se déplace d’un pays à l’autre librement ; les réseaux sociaux peuvent nous connecter – en théorie – avec un grand nombre d’autres nationalités. Notre génération d’étudiants, qu’importe le pays, a grandi avec les mêmes émissions américaines, des habitudes alimentaires similaires et le sentiment d’appartenir à une culture occidentale commune. Ce qui, il y a cent ans, différenciait le jeune adulte espagnol du jeune adulte canadien est, à coup sûr, bien moindre aujourd’hui.
Cependant, on ne peut pas nier le fait que des différences notoires nous séparent culturellement les uns des autres. Observez, par exemple, la manière avec laquelle les montréalais attendent à l’arrêt de bus : les gens se mettent dans la file les uns après les autres, en ordre. Prenez un arrêt de bus à Paris, et vous verrez que les gens se mettent en bloc et doivent jouer des coudes pour pouvoir gagner leur place dans le véhicule. Qu’est-ce qui permet à la plupart des apatrides de ne pas être complètement perdus dans leur pays de résidence ? Comment se rattachent-ils aux valeurs d’un pays dans lequel, pour la plupart, ils n’ont vécu que quelques années ? L’éducation joue indubitablement un rôle déterminant. Les parents ont ce rôle de transmetteurs de codes, d’informations et de valeurs transculturelles qui permettent à l’enfant de se calquer sur un pays ou une région. Les gens que l’on fréquente, l’école à laquelle on est allé, ce qu’on y a appris sont des éléments supplémentaires qui nous conditionnent dans un certain milieu culturel.
Certains traditionalistes pourraient se plaindre de la perte de traditions et de valeurs, liée à la mondialisation de la culture. Au contraire, il se peut qu’au lieu de se perdre, de nouvelles se superposent à celles-ci. Les apatrides ne « perdent » pas leur identité et leur spécificités culturelles ; leur confusion identitaire très certainement vient justement de la superposition de façons de faire, de comportements culturels différents qu’ils ont au cours du temps assimilées. On a la chance d’être tous exposés à la différence, particulièrement à McGill et à Montréal. Serions-nous tous en marge, dans un futur proche, de devenir des apatrides culturels ?