Deux ans après les événements qui ont frappé l’archipel nippon s’est tenue la conférence « Remember Fukushima », commémorant en ce sombre jour du 11 Mars, les souffrances d’un pays, d’un peuple, d’une région : le Tohoku. Celle-ci était présentée par Adrienne Hurley, professeure au département d’Études de l’Asie de l’Est de McGill en coopération avec l’association Kizuna Japon. La bonne humeur ne s’affiche guère longtemps sur les visages des participants, et rien ne soulève autant d’empathie que les myriades d’enfants calfeutrés chez eux, qui devront à jamais porter le poids de ce lourd héritage. Le désarroi s’accroît face à la froideur des fonctionnaires, paralysés par une légitime raison d’état, dont les mensonges deviennent de plus en plus difficiles à dissimuler. L’ensemble des documentaires proposés nous a ainsi rappelé que les désastres causés par une énergie encore mal maîtrisée passent outre tout clivage sur la question.
Pourtant, qui accuser d’un tel désastre humain ? Est-ce l’État qui prend l’eau et dont la gestion de crise aura finalement été mal conduite ? Une immense entreprise, TEPCO, dont le manque de clairvoyance aura ruiné toute crédibilité dans la conduite des réparations ? Nul doute que les conflits d’intérêts entre politiciens et la direction de l’entreprise, foisonnant dans la démocratie japonaise, ont largement contribué à l’envenimement de la situation. Le lourd bilan gouvernemental (exposition d’échantillons de terre radioactive dans des sacs poubelle en plein air, décontamination partielle de toits et charpentes par des ouvriers à peine qualifiés et peu protégés…) a donné lieu aux contestations les plus féroces. Un agriculteur s’est exclamé : « C’est toute la montagne qu’il faudrait nettoyer ! ». Les conséquences sur l’agriculture et la pêche régionale sont dévastatrices, mais on ne lésine pas sur l’exportation de produits de la région dans le reste du pays, pour motif de reconstruction… Parangons d’un pacifisme idéologique, les médias japonais, pourtant si puissants, ne veulent guère aller au fond des choses, rappelle à juste titre une étudiante. Pourtant, si l’État et TEPCO sont devenus de grands vilains, la cause ne serait-elle pas à trouver dans cette même philosophie, doucement nommée pacifiste, d’où s’ensuit un aveuglement social volontaire sur les réalités politiques du pays ?
Une guérison difficile
La réunion a été ainsi l’occasion de se pencher sur les mouvements de révoltes post-catastrophe qui ont fleuri depuis, et ce qu’ils symbolisent.
Avec la fin des années 1960, marquées par la sanglante répression des mouvements sociaux, le pays s’était fait un point d’honneur à ne plus jamais atteindre un tel niveau de mobilisation. Bien pratique pour tout dirigeant d’agir en sous-main dans un empire dont la vaste majorité des sujets s’est graduellement dépolitisée à mesure qu’on lui promettait l’emploi à vie ! Aussi, l’apathie politique volontaire des citoyens nippons dans les affaires de leur pays, animés par de soudaines et candides clameurs, peut difficilement être ignorée. La gestion catastrophique et le sentiment d’abandon des habitants de la région ne sont ainsi le reflet que d’une seule chose : l’échec du pacifisme comme conception politique. Si l’État ou TEPCO a pu agir de la sorte, à qui la faute ?
En effet, tant que la centrale fonctionnait à plein régime, nul ne trouvait à redire, d’où l’hypocrisie révoltante de ces indignés paradant gaiement dans les artères verdoyantes de Tokyo : en se retournant contre l’État ou TEPCO, ne cherchent-ils pas à se voiler la face ? Le Japon exportait fièrement son industrie nucléaire en Chine et au Vietnam, les foyers profitaient d’une électricité bon marché ; en bref, la soif consumériste, si cyniquement individualiste, pouvait être largement épanchée. Et qui s’en plaignait ? Coupable donc d’avoir laissé faire et laissé dire. Et si aujourd’hui les critiques fusent, entretenues par les mensonges et l’irresponsabilité de technocrates tokyoïtes, elles seraient bien maladroites d’aller à l’encontre du bien du pays dont la croissance peine à redémarrer. N’oublions tout de même pas que la mégalopole tokyoïte, non loin du drame, abrite près de trente-cinq millions de personnes ! Quelle catastrophe cela serait de laisser libre cours à une psychose apocalyptique !
Une renaissance de politique
La catastrophe de Fukushima aura finalement réveillé les ardeurs politiques d’une société, pour le meilleur comme pour le pire. Le réalisateur Franklin Lopez soulignait ainsi durant son intervention la reprise en main de l’ensemble des revendications des mouvements sociaux par les groupes anti-nucléaire. Face à l’ampleur du désastre, les contestations des révoltés de Fukushima ne se résument dès lors plus aux grossières affiches de symboles que peuvent véhiculer les réseaux anarcho anti-nucléaires, et dont Amateur Riot se fait un des porte-paroles. Elles incarnent davantage un puissant et profond sentiment de désenchantement à la hauteur des désillusions d’une société ayant poussé l’individualisme à son paroxysme, en déposant toute sa confiance entre les mains d’un État et d’une entreprise qui en auront finalement abusé. Cruel retour de bâton !
Alors certes, ce sont beaucoup d’informations et beaucoup de questionnements sans réponse. Néanmoins, de tels événements nous rappellent combien nos sociétés industrialisées et démocratiques ont besoin d’un fort sentiment d’appartenance collective et, donc, de nouer ou renouer ce lien politique si vitale, afin de ne pas se laisser tomber dans des maux dont souffrent aujourd’hui la société japonaise. Que l’on soit d’accord ou pas avec les contestataires n’est guère primordial. Fukushima marque la fin d’un trop long sommeil. x