Cette anecdote soulève une question importante à laquelle on se heurte lorsque l’on s’intéresse de près à Cuba et à sa politique : qui faut-il croire ? Les politiciens Américains et occidentaux qui ont tout intérêt à ce qu’un régime communiste soit aussi autoritaire et répressif que possible et que la population vive dans la misère ou le gouvernement cubain qui lui a tout intérêt à montrer au monde que sa politique est aussi transparente qu’une autre et que les Cubains vivent comme tout le monde, sinon mieux ? Cette question n’est pas nouvelle, mais reste d’actualité depuis les récents efforts de libéralisation du pays par Raúl depuis la sortie de son frère de l’échiquier politique. En effet, depuis la prise des rênes du pays par le frère de Fidel Castro, de nombreuses réformes économiques et sociales ont changé le visage du pays, de sorte que la réalité cubaine n’est plus celle que l’on continue d’imaginer dans les pays occidentaux.
Libéralisation progressive
Longtemps refusé aux Cubains, le droit de gagner son propre argent s’est immiscé petit à petit dans leur vie quotidienne, avec entre autre l’ouverture des marchés automobile et immobilier, jusqu’alors très contrôlés et limités. Cette ouverture fait partie des 313 réformes adoptées en 2011 par le Parti Communiste, afin de créer un semblant d’économie dans le pays. Il est intéressant de noter que, malgré cette apparente libéralisation, le Parti Communiste ‑le seul autorisé- a conservé la même ligne idéologique, comme l’a démontré Raúl Castro en annonçant lors du Congrès du Parti Communiste Cubain de 2011 qu’il souhaitait « défendre, préserver et continuer de perfectionner le socialisme, et ne jamais permettre le retour du régime capitaliste ». La forte croissance du tourisme permet cependant au capitalisme de s’introduire à Cuba, et l’on peut donc noter l’émergence d’une classe moyenne, à savoir composée dans la grande majorité par ceux qui ont accès aux pesos dit convertibles que dépensent les touristes. En effet, deux monnaies ont cours à Cuba : le peso convertible, un peu plus fort que le dollar canadien, qu’utilisent les touristes et avec lequel sont payés les fonctionnaires, et le peso national, d’une valeur vingt-cinq fois moindre, utilisé dans la vie de tous les jours, principalement par les Cubains. L’arrivée massive des touristes payant en pesos convertibles représente donc une énorme rentrée d’argent pour le pays et menace de corrompre le système communiste. Par conséquent, plus que les opinions des Cubains au sujet du régime, l’État cubain craint avant tout la corruption que l’arrivée de l’argent sur l’île par le tourisme pourrait engendrer, bien que ce dernier fasse vivre une portion non négligeable de la population. Comme le résume l’ambassadeur de France à la Havane : « Les Cubains sont confrontés à un sérieux dilemme : le tourisme les fait vivre et tue leur mode de vie. »
Quand à l’idée généralement acceptée que le gouvernement cubain veut censurer toute discussion de nature politique entre ses citoyens et les étrangers, il est difficile d’évaluer sa véracité, car une fois encore des opinions complètement divergentes se rencontrent. Par exemple, on peut rencontrer à Cuba autant des gens qui affirment avoir peur de parler politique en public, tel Reinier, un soudeur de Santa Clara refusant de parler politique dans un parc « à cause des caméras », que d’autres qui clament haut et fort leurs opinions négatives du régime et soulignent les failles du système, comme Oscar, Havanais expatrié en Belgique qui me parle dans un bus bondé de l’existence d’un grand marché noir à Cuba. On ne peut cependant s’empêcher de se sentir mal à l’aise lorsque l’on remarque sur les bords de routes et dans les villes de grands panneaux publicitaires qui, au lieu de faire la promotion d’un quelconque produit capitaliste, servent en fait à la propagande de l’État en représentant divers héros de la Révolution ou encore la sempiternelle phrase « 26 juillet, la victoire des idées » (comprendre : Mouvement du 26 juillet, mené par Castro lors de la Révolution).
Les inégalités croissantes
Le système cubain, comme tout autre, possède quelques failles sur lesquelles on ne peut fermer les yeux. Comme on l’a vu plus haut, depuis l’arrivée des touristes et de leur argent, on assiste à l’enrichissement des Cubains ayant la chance d’être en contact avec cette manne étrangère. Jorge, le propriétaire d’une maison particulière à Santa Clara, sorte de logement chez l’habitant à Cuba qui fait office d’auberge de jeunesse aux touristes ne souhaitant pas dormir dans les grands hôtels, est très optimiste sur la situation sociale à Cuba, et défend avec vigueur toute la viabilité et la force du régime. Quelques échelons plus bas, Alfredo, mécano à Trinidad, glisse quant à lui que : « Nous n’avons rien ici à Cuba, à part le beau temps et la sympathie des gens. » Ce dernier a beaucoup plus de raisons d’être pessimiste que le premier, puisque son travail ne lui permet de gagner que l’équivalent de 15 dollars par mois, juste en dessous de la moyenne des fonctionnaires. En effet, les salariés de l’État cubain, des médecins aux conducteurs de taxis, en passant par les ouvriers et la police, gagnent en moyenne l’équivalent de 20 dollars par mois, les mieux payés étant, sans surprise, l’armée et la police. Jorge, quant à lui, peut gagner jusqu’à 60 dollars en une nuit s’il réussit à louer ses trois chambres à 20 dollars chacune, sans compter le prix des repas. Dès lors, on comprend pourquoi le tourisme est si important pour les Cubains, étant donné que tout ce qui y touche de près ou de loin génère plus rapidement, et plus facilement, plus d’argent que ne pourrait le faire un travailleur salarié par l’État, même s’il est médecin. Afin de survivre, les salariés de l’État ont donc recours au marché noir, et revendent diverses pièces d’automobile, médicaments ou denrées comestibles qu’ils subtilisent à leur employeur.
La force du blocus américain
La pauvreté de l’État cubain n’est cependant pas due qu’à une gestion de l’économie irresponsable, comme voudraient le faire croire certains défenseurs acharnés du capitalisme à l’occidentale. Le manque de ressources à Cuba est également pour beaucoup due au blocus américain, qui empêche les produits américains d’être importés sur l’île, et indirectement les produits des autres pays. Le blocus américain implique que chaque compagnie, d’où qu’elle vienne, ne peut exporter aux États-Unis si un de ses bateaux a accosté à Cuba au cours des derniers mois. Les exportateurs du monde entier se voient donc contraints d’oublier le marché Cubain, sous peine de perdre le marché américain, bien plus attrayant de par sa taille. Il est donc normal à Cuba de voir des paysans exploiter la terre avec des charrues tout droit sorties de la case de l’oncle Tom, des voitures des années 50, ou des **almendrones**, recyclées en taxis, ou encore des bâtiments de l’époque précoloniale tombant en ruine faute d’outillage. Dans ce dernier cas, le manque de nouveaux matériaux et de main‑d’œuvre qualifiée n’est pas le seul responsable de l’inexorable dégradation de ces bâtiments ayant autrefois appartenus à tel ou tel propriétaire de cannes à sucre, ou encore à Al Capone ou un autre gangster à l’époque de Batista. Cette dégradation est également due au fait que ces bâtiments, une fois abandonnés par leurs propriétaires après la Révolution, ont été cédés par le gouvernement révolutionnaire aux classes les plus populaires qui n’ont ni la motivation ni les moyens de maintenir ces anciens palais qui ne sont pas les leurs. Quant aux **almendrones**, il est amusant de remarquer que ce sont elles et non pas les voitures aux allures plus modernes qui représentent la libéralisation récente de Cuba. En effet, une fois autorisés à gagner leur propre argent, les Cubains ont ressortis les seules voitures à leur dispositions, à savoir celles d’avant la révolution, afin d’en faire des taxis, tandis que l’État se réserve des taxis un peu plus modernes. Quoi qu’il en soit, le blocus américain de Cuba empêche la majorité des denrées nécessaires d’entrer sur l’île, ce qui provoque des prix indécents pour certains produits (du moins sur le marché officiel) dont le stock à Cuba n’a pas été renouvelé depuis 50 ans. Cette pénurie représente d’un côté un frein omniprésent pour l’économie cubaine, mais a aussi créé une sorte débrouillardise à la Cubaine basée sur la récupération, ce qui fait que, bien que l’île ne possède pas de service de recyclage, tout est quand même réutilisé plusieurs fois.
Un système modèle sur certains aspects
Certes, le manque de ressources à Cuba rend le choix et la richesse éparses sur l’île, et le système à parti unique auquel s’ajoute un certain culte de la personnalité autour des héros révolutionnaires laissent une certaine impression de régime autoritaire défaillant, mais on se rend vite compte que ce n’est pas le cas si l’on se penche sur tout les aspects positifs de ce gouvernement : Cuba possède un des plus fort taux d’alphabétisation au monde (loin devant les États-Unis, le Canada et la France). Le nombre de médecins spécialistes formés chaque année sur l’île fait honte au Québec et à sa pénurie de médecins. Le crime y est quasi inexistant, et par conséquent bien plus bas que n’importe pays développé, à commencer par les États-Unis. Enfin, la société cubaine est l’une des plus civique qu’il m’ait jamais été donné de voir, et malgré son fort caractère hétérogène, le racisme y est quasiment inexistant, du moins en terme de relations entre citoyens. Tout est donc une question de priorité, et de savoir s’il vaut mieux une société libre et riche, mais où fleurissent crime et racisme ou soudée, éduquée et civique, mais pauvre et dépendante de l’État.