Elle sortit de la chambre, l’air hagard. Serrant la ceinture de sa vieille robe de chambre en velours vert, elle retira du feu la bouilloire sifflante, oubliée là par Emma. Cette dernière fit irruption dans la cuisine, les yeux maniaques et l’air surexcité. Elle, hébétée par les événements de la veille, continuait à verser l’eau chaude sur les poches de thé. Une forte odeur de myrrhe mêlée de musc attaqua vivement ses muqueuses olfactives. Elle se redressa et vit alors une enveloppe fort travaillée, scellée à l’ancienne avec de la cire, adressée en lettres gothiques qu’elle ne connaissait que trop bien. Elle attrapa la lettre qu’Emma agitait sous son nez en lui lançant un regard sans équivoque. Son bol de thé à la main, elle s’effondra sur le canapé et lança la lettre toujours cachetée sur le guéridon style Queen Anne. Histoire de se changer les idées, elle alluma la télévision, où passaient en boucle des images de la manifestation de la veille, avec un close-up sur Lui et son ignoble acolyte en train de scander « Fuck la bourgeoisie ! ». Elle éteignit l’appareil brusquement, se pencha et reprit la lettre. Elle inspira profondément, s’imprégna du lourd parfum que dégageait l’enveloppe, et l’ouvrit.
My dear,
I have truly missed thee ever since you left me. I know we somehow grew apart ; however, my feelings, they never changed. I have just submitted my Master’s thesis in Byzantine Studies and have now a lot of time on my hands. ’Tis why I dearly wish that thou willst meet me on the steps of the Birks building, at sundown, in a fortnight.
Richard Wilde III
« In a fortnight?!» En se fiant à la date écrite en entête, cela voulait dire… le lendemain. Perplexe, elle examina l’enveloppe et constata qu’il n’y avait pas de cachet de la poste, mais remarqua quelques petites marques de pinces et une plume minuscule coincée entre la cire et le papier. Il se servait donc toujours de son vieux pigeon voyageur ! Ah… Richard… soupira-t-elle.
* * *
La pluie battait contre les carreaux de la fenêtre du bureau froid et sombre des T.A., au sous-sol du pavillon des Arts. Elle triturait de rage l’ourlet de sa jupe, l’oeil fixé sur la pendule. Il ne s’était pas présenté au rendez-vous qu’il avait lui-même quémandé il y a deux semaines, sous prétexte de discuter de son travail final. Dans sa tête alternaient, de façon stroboscopique, l’image captée par le journaliste de CTV qui montrait son jeune loup condamnant la bourgeoisie, et celle de son directeur de maîtrise, le visage fendu par un sourire pervers, faisant allusion à ses petites indiscrétions. Elle ignorait qu’à ce moment même, il ne pouvait venir au rendez-vous ; il était à la merci de Steeve, qui lui faisait découper le restant des rideaux rouges de la cuisine depuis l’aube.
* * *
Elle suivait avec appréhension dans le corridor de l’hôtel celui qui venait de réapparaître soudainement dans sa vie. Il y avait à présent chez lui quelque chose de changé. Elle n’arrivait pas tout à fait à mettre le doigt dessus – était-ce sa démarche, l’ondulation de ses cheveux, un certain négligé dans sa tenue ? Il ouvrit la porte de la chambre : « Apwrès vous madmezelle ». Les chandelles, l’effluve de myrrhe, la musique baroque… il la renversa sur le lit sans effort. Torturée par la culpabilité qu’elle ressentait envers Lui mais courroucée de ce qu’elle percevait comme une trahison de sa part, elle laissa Richard lui enlever sa blouse. Les yeux clos, elle se délassait à ses caresses, ses mains qui s’inséraient sous son soutiengorge couleur chair, sa bouche qui l’embrassait à perdre haleine. Elle le sentait étonnamment vigoureux contre elle et, elle, sentait le désir monter d’entre ses cuisses. Elle succomba.
Les sirènes d’une ambulance troublèrent son doux sommeil, bercé par la respiration virile de Richard. Elle se leva discrètement, enroulée dans le couvre-lit, et alla à la salle de bain. Sur le bord de l’évier, elle vit une bouteille de comprimés, sur laquelle était clairement écrit : VIAGRA 25 MG DE 1 À 2 COMPRIMÉS POUR DIFFICULTÉS ÉRECTILES.
« That’s why he felt so young… »