Un Délire à deux mis en scène par Isabel Rancier occupe la petite salle en semi sous-sol d’un bar branché de la rue Saint-Denis où les clients se retrouvent autour d’une bière. C’est la première fois que L’Escogriffe se transforme en scène de théâtre et la proximité entre public et acteurs confère d’entrée de jeu une atmosphère particulière.
Sur les tables, quelques petites tortues en plastique sont dispersées et une barbie est pendue à une poutre. Ce sont là les seuls éléments du décor qui semblent avoir été rajoutés pour la représentation. Mis à part l’espace dégagé près des fenêtres qui servira de scène à Catherine Huard et Arnaud Bodequin d’un moment à l’autre.
La pièce va commencer, les comédiens s’installent. Catherine est assise de dos, elle se coiffe. Arnaud se tient debout face au public, un pied sur sa chaise. Les acteurs se lancent alors dans une dispute délirante à propos de mollusques gastéropodes. Elle prétend que tortue et limaçon sont une seule et même espèce ; lui soutient l’inverse. On dirait presque deux clients un peu fous qui se querellent, mais la scène de ménage est interrompue par des bruitages explosifs à répétition. Le couple se fait la guerre tandis que dehors, c’est vraiment la guerre.
Le texte d’Ionesco est respecté dans son intégralité. Discours de sourds et discussions circulaires soulignent la vanité et l’impasse à laquelle fait face le couple. Ils ne s’allient qu’à un seul moment pour déplacer une armoire devant la porte et ainsi se protéger de la menace extérieure. Un second rapprochement a lieu entre eux alors qu’il la porte sur son dos. L’image de ces deux corps l’un sur l’autre évoque l’escargot limaçon dont il est question depuis le début de la pièce. De temps à autre, ils sont saisis d’une lucidité frappante quant à l’absurdité de leurs querelles et de leur désir d’être dans un ailleurs intangible. Comme le disait l’auteur, « le couple, c’est le monde lui-même, c’est peut-être aussi l’humanité divisée et qui essaie de se réunir, de s’unifier ».
L’interprétation des comédiens quant à leur relation déplorablement absurde est saisissante. Peut-être un peu moins lorsque surgissent les événements de l’extérieur, c’est-à-dire les bruits de guerre, les fenêtres qui éclatent et les grenades qui jaillissent (représentées par des tortues de bain). Pourtant, le bar nous cloisonne. On s’y sent comme dans un bunker ou comme dans la cave d’un immeuble. Nous y sommes refugiés avec eux et ils se déplacent dans cet espace, allant jusqu’à demander à des spectateurs de changer de table pour s’asseoir à leur place. C’est ce moment que Sophia, spectatrice, relève, lorsqu’à la fin de la représentation Le Délit lui demande ce qui lui a le plus plu. De « sortir la pièce du théâtre » pour provoquer une « proximité physique, presque intime avec les comédiens », ça déstabilise et nous plonge en « situation d’écoute volontaire » rajoute Sandrine, elle-même chargée d’écrire un article pour Plein Espace au sujet de cette expérience.
L’espace social se transforme en scène et le public, présent dans le décor, devient objet. Alors que de nombreux rires jaunes résonnent, Catherine et Arnaud frôlent les spectateurs avec une indifférence surprenante, contenant leur sang-froid d’acteurs. La rencontre est prenante, l’expérience surprenante. Si on sort troublé, ce n’est certes pas dû à la bière que l’on a pu siroter pendant la représentation.
Supplémentaires à l’ESCO :
Le 4 novembre à 20h
Le 5 novembre à 20h