Connaissez-vous ces immenses réunions de famille où les gens sont heureux ? Si non, ce n’est pas grave, il n’y a qu’à imaginer de grandes retrouvailles pour rendre compte de l’événement qui avait lieu au Métropolis vendredi soir dernier. Jorge Drexler, auteur-compositeur-interprète uruguayen était de passage à Montréal. Pour lui, le tout-Montréal hispanophone était réuni dans une salle, transformée pour l’occasion en un cabaret de tables et de chaises.
Jorge Drexler est une pointure de la musique latino-américaine, jouissant d’un succès incomparable, en Espagne comme en Amérique du Sud. Nous le connaissons souvent pour cet Oscar de la meilleure chanson qu’il avait reçu en 2005 récompensant le titre « Al otro lado del rio » dans le film Diarios de motocicleta (première chanson espagnole à recevoir le prix). Sa force réside dans des textes à haute teneur poétique, accompagnés de guitares savamment arrangées.
La première partie du spectacle est assurée par Andres Canepa, seul sur scène avec sa guitare et son micro. Il raconte – dans des ballades aux trois-quarts espagnoles – des histoires d’amour, de Marie-Jeanne et d’immigration. L’autre quart est mi-français, mi-anglais : Canepa vit à Montréal et joue sans arrêt sur la mixité de son public. Ce dernier le suit, amusé par la bonne humeur et l’énergie du « prophète ». La première partie est une voix dans le désert, légère et souriante, annonçant la venue de quelque chose d’immense ; Jorge Drexler.
Son arrivée est des plus fantomatiques : il entre dans l’ombre, guitare à la main, précédé d’effets sonores mystérieux. La scène n’offre pour les yeux que deux abat-jours de forme circulaire, dont les ampoules changent de couleurs au gré des mélodies. Placées de chaque côté d’une estrade sur laquelle le musicien s’escrime, ces planètes de lumières nous transportent dans un monde abyssal ou lunaire, certainement paisible.
Le concert peut débuter. « Hermana duda » lance le mouvement, Drexler est serein et les hommes mariés dans la salle ne savent plus quoi penser. Après cette introduction vient le moment des présentations. Notre homme est un spécialiste de la communication intertitre (intermède parlé entre chaque chanson d’un concert), c’est l’occasion pour lui de montrer à son public qu’il est aussi un être humain comme tout le monde. Cette « présentation » est donc multilingue, l’artiste se présente en anglais mais la salle lui répond en espagnol, il s’essaie donc au français : « Je souis très joli d’être ici ce soir, that’s how you say it no ? ». Cet humour est particulier aux endroits métisses comme Montréal. Le chanteur se dit d’ailleurs très honoré de jouer dans la ville de Leonard Cohen et entonne aussitôt « Dance with me till the end of love ».
Techniquement, Jorge Drexler est un monstre. Il maîtrise aussi bien la Fender telecaster que sa guitare classique. C’est sans parler de la machine à loops ni de sa tessiture vocale. Ses jeux d’échos sont risqués mais ne noient pas les mélodies originales, les versions studios prennent un sens tout particulier en concert, c’est là que l’on reconnaît un musicien de scène, il est capable de se réinventer, d’improviser.
Les morceaux s’enchaînent et ne se ressemblent pas, certains refrains amènent l’assemblée à chanter en chœur et à donner des « palmas » en rythme, d’autres nous font sagement taire. Les amoureux s’enlacent, on commande des bières, et puis, après le tonnerre d’applaudissements, on crie qu’on veut entendre telle ou telle chanson.
« Fusion » donne des frissons aux plus tatoués de la salle et la « Milonga del moro judio » satisfait ceux qui du siècle d’or respectent encore les « décimas » (dix couplets de huit syllabes chacun). C’est une expérience apaisante qu’un concert de Jorge Drexler, presque un voyage familial aux accents baudelairiens : « luxe, calme et volupté », que demander de plus ?
Deux rappels, trois morceaux, dont le formidable « Fronteras » qui fait sortir le public de la salle en dansant, le sourire au lèvres : « Yo no sé donde soy, mi casa está en la frontera ».