Un Petit peintre hongrois dont le prénom m’échappe avait une sagesse des plus particulières. Il me disait toujours : « Ennuyez-vous ! Ennuyez-vous sans trêve ! Rien n’est plus doux que le malaise produit pas le désœuvrement. »
Cet homme vouait un véritable culte à la lassitude morale. L’ennui était son cheval de bataille favori. Aussi, dès qu’il montait dessus, c’était comme pour le vieil Antée toucher la terre, il en était revigoré (le peintre, pas le cheval). Autant signaler tout de suite l’apparent paradoxe d’une telle posture : l’ennui, envisagé comme activité motivée, n’en est plus un. Or, à chaque fois que je le lui faisais remarquer (par un discret pincement de mes lèvres papelardes), le Hongrois me répondait la chose suivante :
« Mon bon José, il n’est pas un instant où l’homme ne se perd. Notre dérive est constante. Toute notre vie se passe à marcher sur une ligne plate et fine de latitude, d’un point fixe à un autre point fixe, sans nous soucier du paysage. Aussi mon bon José, lorsque je m’ennuie, c’est mon paysage intérieur que j’observe, il est ma source d’inspiration et je m’y retrouve ».
Ainsi parlait cet animal plein de rage. Depuis, jour et nuit, je chasse le spleen, dans un terrible amalgame sémantique. Et quand il m’arrive de demander à quelques badauds s’ils ne l’auraient point vu et que ceux-ci me répondent « Va (te faire) chier ! », je prends cette injonction pour le plus bel encouragement qui soit.
Qui est aujourd’hui capable de passer sa journée au lit sans rien faire NI se prendre pour la réincarnation de Marcel Proust ?
L’ennui, ce « fruit de la morne incuriosité », au-delà de sa conception romantique, est un événement en soi. Il faut savoir le reconnaître, le laisser parler, l’écouter, lui et ses formes multiples.
Conjuguez l’ennui à l’intensité et vous verrez apparaître un troupeau de corollaires. La méditation est un ennui sublimé. La dépression est un ennui excédé de lui-même. L’émerveillement est le résultat d’un ennui mesuré. La création, enfin, c’est la seule réponse artistiquement valable face à l’ennui et à la difficulté d’être.
Au théâtre comme dans son salon, lorsque l’ennui survient, on ne peut s’empêcher d’accuser le temps que l’on perd, de trouver l’instant fâcheux, et fort mal à propos. Eh bien prenons les choses à revers, cultivons le fâcheux, fauchons-le ! Quoi de plus désarçonnant, de plus jouissif que cette réalisation : « Tiens. Je me fais chier » ?
Accepter de « perdre son temps », c’est en fait se consacrer à l’essentiel. L’amour et l’ennui en cela se ressemblent, ils dilatent notre précieux temps de vivre. Le temps d’écrire cette chronique, le temps de la relire, de l’éditer deux fois, de la corriger, de la mettre en page, et de la publier. Tout ce temps est perdu, volé à la « vraie vie ». Ai-je besoin de faire cas de votre lecture ?