Le livre, qu’on se le dise, est un marché dont les ventes annuelles s’élèvent à près de 800 millions de dollars au Québec, surpassant de cinq fois les ventes de CDs et DVDs, de quatre fois les ventes de billets de cinéma et de trois fois celle des ventes de billets de spectacles. C’est donc une industrie de taille, sinon majeure, dans le commerce des produits culturels, bien qu’elle ne représente qu’un petit 0.80 % dans l’ensemble du commerce de détail (c’est sans compter les livres d’occasion et autres produits dérivés de l’industrie du livre).
Qu’est-ce que le prix unique du livre ?
Le Document de consultation sur la réglementation du prix de vente au public des livres neufs imprimés et numériques, diffusé par la Commission de la culture et l’éducation, définit le prix unique avec le langage suivant : « mesure consistant à fixer, pendant une période déterminée, le prix de vente au public des nouveautés afin que le même livre soit obligatoirement vendu au prix établi par l’éditeur ou l’importateur par tous les détaillants, y compris ceux pratiquant la vente en ligne. »
Cette définition, imposante mais nécessaire, est capitale dans le fonctionnement de la chaîne du livre. Sur elle repose le prix du livre neuf que l’on achète en librairie, au supermarché et partout ailleurs.
Pourquoi un prix unique du livre ?
Réglementer le marché du livre revient à s’assurer que tous les acteurs de la chaîne de production et de commercialisation puissent bénéficier des mêmes espérances de vente dans un souci de concurrence et d’une variété d’offre pour le lecteur : c’est la notion de « bibliodiversité ». Ces mesures sont évidemment prises dans le contexte particulier, de la vente à rabais de best-sellers par les grandes surfaces commerciales, notamment Costco et Walmart.
À l’heure où nous écrivons, seulement treize pays dans le monde entier disposent d’un tel dispositif, parmi lesquels l’Allemagne, la France avec la loi Lang, la Grèce, l’Italie et l’Espagne.
Au Québec, le marché du livre dispose depuis 1981 de la loi 51. Cette loi, mise en place sous le ministère de la Culture de Denis Vaugeois, est faite d’accords obligeants les acheteurs institutionnels (bibliothèques et autres institutions publiques) à s’approvisionner exclusivement dans des librairies agréées, au prix public, tel que fixé par l’éditeur.
Depuis 2009, le débat sur un nouveau projet de loi est dans la bouche de beaucoup des professionnels du milieu de l’édition, notamment dans les plaidoyers des différentes associations du livre. En 2012, la campagne de relations publique Nos livres à juste prix a suscité de nombreux échanges d’opinions dans les médias. Il en a résulté une demande spécifique : l’intervention du gouvernement pour réglementer le prix du livre imprimé et numérique dans sa vente par les détaillants.
Cette demande s’est concrétisée en août 2013, lorsque le gouvernement du Québec a ouvert des audiences afin de travailler à un nouveau projet de loi sur le prix unique. Ce dernier proposerait de limiter les rabais offerts par les détaillants à 10% du prix fixé par l’éditeur, sur une période de neuf mois suivant la sortie du titre.
Sur un roman de 250 pages, comme on en trouve beaucoup, ce chiffre de 10% représente un rabais de 2 dollars. Il vient se placer entre le 5% de la loi Lang en France et le rabais de 20 à 25% généralement pratiqué par les grandes surfaces.
L’enjeu de départ du prix unique du livre était d’aider les librairies indépendantes face à la concurrence déloyale des librairies succursales et des grandes surfaces. Ce débat est déjà présent dans Au bonheur des dames d’Émile Zola, où le grand magasin éponyme baisse ses marges sur certains produits pour étouffer les petits commerces. Il en est de même pour les géants Costco et Walmart face aux librairies indépendantes ; Costco a même déclaré qu’une telle mesure ne compromettrait en aucun cas leur modèle d’affaires vue la faible part des livres dans le nombre total de produits vendus.
Un projet qui divise
Sans surprise, les « pro » et les « anti » se répartissent selon l’opposition typique entre la sphère culturelle et la sphère commerciale. Au sein de la chaîne du livre, « le soutien à la loi est plutôt unanime » comme le souligne Thomas, libraire à Gallimard sur le boulevard Saint-Laurent. Même son de cloche chez Olga Duhamel, éditrice chez Héliotrope : « je suis tellement atterrée que cela ne se fasse peut-être pas ».
Les associations d’auteurs, éditeurs, distributeurs, libraires et bibliothécaires se sont rassemblées autour de la campagne Nos livres à juste prix, qui distribue des dépliants dans les librairies. Nombre d’auteurs soutiennent le mouvement, parmi lesquels Michel Tremblay, Dany Lafferière, Perrine Leblanc, R.J. Ellory ou encore Caroline Allard. Le cinéaste Denys Arcand est également derrière la campagne ainsi que l’éditeur français Antoine Gallimard. Pour les défenseurs de la loi, seul un réseau de librairies en bonne santé peut assurer une distribution digne de ce nom de la production éditoriale. Leur point de vue est relayé par l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), le Conseil québécois du commerce de détail et le journal Le Devoir.
En face, on trouve surtout des poids lourds se rattachant à la sphère commerciale, comme les éditeurs Québec Amérique et le Groupe Modus, la chaîne de librairies Renaud-Bray et les grandes surfaces Costco et Walmart, relayés par l’Institut économique de Montréal et le journal La Presse.
Leur argument de base est la crainte que la loi sur le prix unique ne soit inefficace pour lutter contre la périclitation des librairies. L’interrogation centrale à ce niveau-là demeure dans la clientèle des grandes surfaces. Et plusieurs études viennent de démontrer que les clients de Costco par exemple achètent des livres dans un contexte particulier, en d’autres termes que l’achat d’un livre en grande surface n’a pas la même portée culturelle que l’achat d’un livre en librairie. Cela fait écho au discours de Rémi, libraire chez Gallimard, qui constate non sans peine que « les gens font leur plein pour le week-end en grande surface et achètent un livre comme ils achètent des croustilles ».
Face à ces pratiques, certains éditeurs se sont drapés de leur traditionnel discours sur la culture littéraire et l’importance du livre mais « ce sont les mêmes qui envoient des palettes entières de best-seller chez Costco pour financer les livres qui ne font pas d’argent » comme ne manque pas de faire remarquer Pascal Genêt, professionnel de l’édition et chargé de cours à McGill.
Il poursuit en expliquant que « ce qui est intéressant dans le débat, c’est le déplacement des enjeux qu’il y a eu. Au départ le débat était vraiment autour de la protection des libraires indépendants. Mais plus on a avancé dans la commission, plus on s’est aperçu que les enjeux étaient importants ».
Des enjeux qui dépassent le cadre du livre
Ces enjeux représentent de véritables débats de société, autour de la question de l’éducation notamment. Le mérite du débat sur le prix du livre est d’avoir au moins soulevé d’autres questions, en particulier sur l’alphabétisation. À l’occasion des débats, des chiffres affligeants sont sortis : un Québécois sur deux serait analphabète fonctionnel, c’est-à-dire qu’il peut écrire son nom, lire un menu de restaurant ou un article dans le Journal de Montréal, mais pas beaucoup plus. Parmi eux, on trouverait 800 000 analphabètes. D’autres problèmes préoccupants ont refait surface, comme la baisse des taux de fréquentation des écoles en province. C’est donc un sujet primordial que la commission fait ressortir, qui dépasse largement le prix unique.
Un autre enjeu vers lequel le débat s’est déplacé est le modèle économique de la librairie comme moyen de distribution des livres. Au-delà des discours récurrents sur les fermetures de librairies, il faut en entrevoir les causes structurelles. Le premier obstacle est le problème de la relève ; qui a envie d’aller travailler 60 heures par semaine à 9 dollars de l’heure ? Les librairies, donc, ferment souvent faute de repreneur.
Aussi, la structure des coûts dans le modèle économique est telle que les marges de manœuvres sont extrêmement faibles. Un libraire touche 30 à 40% du prix de vente du livre et doit utiliser cette marge pour payer son loyer, ses employés et ses frais de fonctionnement (les frais d’entrepôts par exemple). Il est devenu presque impossible pour une librairie indépendante de s’implanter dans le centre de Montréal. On est donc devant une crise existentielle du modèle de la librairie comme modèle commercial.
Pour Pascal Genêt, « être libraire aujourd’hui, c’est faire autre chose que tenir un commerce en attendant que les gens rentrent ». Prenant l’exemple de la librairie Le Port de Tête sur l’avenue Mont-Royal, il faut s’investir dans sa communauté, faire des lancements, proposer des activités pour survivre.
Les détracteurs du prix unique souligneront que l’industrie bénéficie déjà de nombreuses aides de la part du gouvernement et provincial et fédéral. En effet, le livre imprimé est exempté de la taxe de vente du Québec, une mesure qui coûte 55 millions de dollars par an. Les éditeurs bénéficient de crédits d’impôts et d’autres mesures sur le développement des entreprises. Enfin, la création littéraire bénéficie de 3,4 millions de dollars par l’entremise du Conseil des Arts et des Lettres du Québec. Pour analyser ces chiffres, il faut déjà distinguer les différents programmes d’aides, qui englobent chacun un acteur de la chaîne du livre, au niveau de la création, de la production et de la distribution. Aussi, ces aides ne sont pas une spécificité du secteur du livre. N’importe quel secteur d’affaire bénéficie de ces aides, mais celui du livre est peut-être pointé du doigt, ne générant pas beaucoup de bénéfices. En fait, il n’y aurait pas d’industrie culturelle sans les aides de l’État, car il n’y a pas une assez grande population pour justifier une telle offre culturelle. Cela se vérifie dans l’histoire du livre au Québec, qui a véritablement débuté avec les premiers soutiens publics.
Quels effets aura la loi sur le prix unique ?
Considérons d’abord la loi sur le prix unique dans la perspective du numérique. Il faut distinguer ici l’édition numérique du commerce électronique. L’affaire la plus criante concerne le commerce électronique, représenté par la pieuvre Amazon. Ce commerce en ligne est un commerce extraterritorial, qui n’est donc pas soumis aux lois domestiques. Si la loi passe, de fait, Amazon ne sera pas touché dans la moindre mesure et pourra continuer sa politique de prix cassés. C’est aujourd’hui la plus grande menace pour le milieu du livre, qui ne peut lutter devant la portée commerciale et l’inventaire du géant américain, surtout avec l’avènement des presses numériques, qui permettent d’imprimer un livre sur commande à un coût compétitif.
L’édition numérique est aussi un débat central dans le milieu du livre, mais il est étranger au débat sur le prix unique puisque les éditeurs fixent, comme pour le livre imprimé, leurs prix. L’enjeu autour de cette question pour la législation québécoise est d’appliquer l’éventuelle loi sur le prix unique aux deux formats.
Toutes les conditions semblent présentes pour un tel projet de loi. Lors du dernier débat sur la question, sous le gouvernement Bouchard, l’État ne voulait pas intervenir sur le marché. Aujourd’hui, pour des raisons strictement politique, le Parti Québécois (PQ) montre une vraie volonté de légiférer sur la question, notamment pour tenir une promesse faite au milieu de la culture pendant la campagne électorale. Le parti de Pauline Marois ne se risquerait pas à froisser une de ses bases électorales.
Au-delà du politique et du symbolique, qu’est-ce que la loi va changer ?
« Rien du tout, estime Pascal Genêt, ça ne va rien changer, parce que les prix sont fixés par les éditeurs, il n’y aura pas de dumping mais la loi ne s’appliquera que pour les titres publiés au Québec ». Or, la moitié des titres vendus dans la province sont des titres d’importation, que ce soit la littérature française, la production américaine ou canadienne hors-Québec. Pour cette raison, les impacts de la loi vont être extrêmement limités. Elle est hautement symbolique, elle revient à « mettre un pansement sur une amputation », toujours selon Genêt.
Il y aura au moins le réconfort pour les libraires de savoir qu’ils se battent sur un pied d’égalité avec des acteurs économiquement plus puissants qu’eux. Mais cela ne masquera ni la crise du modèle économique des librairies, qui devra se confronter à son propre fonctionnement pour s’en sortir, ni les problèmes particuliers au Québec concernant l’analphabétisme et la scolarisation, qui restent à ce jour un véritable débat de société à déballer.