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Schizophrénie identitaire

Disney on Ice au Centre Bell.

L’équipe était fin prête, tout de blanc vêtue ; une trentaine de proto-domestiques prêts à servir, à l’aube du déploiement, comme autant de soldats dans une guerre sans arme ni ennemi. Il ne s’agit pas de la troupe de champions olympiques manqués convertis en patineurs de foire attendant de reproduire pour la énième fois en tournée mondiale la « magie » d’une salle de bal dans La Belle et la Bête.

Les braves fantassins carnavalesques dont il est question ici sont les traducteurs, requis par l’Office Québécois de la Langue Française (OQLF), ayant pour devoir d’accompagner la myriade de vendeurs de Disney memorabilia, de popcorn et de cotton candy – employés américains de Disney qui voyagent avec le spectacle – afin de s’assurer qu’ils offrent plutôt des souvenirs Disney, du maïs soufflé et de la barbe à papa. Et par « traducteur », il est entendu qu’on ne parle  pas de membres de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). C’est plutôt une belle trentaine d’étudiants en tout et n’importe quoi, dont plusieurs ne sont qu’à peine bilingues, tous légitimement avides du sou facile à faire.

Ce petit régiment de sous-officiers cagnards trouve sa raison d’être dans une de ces jolies chartes identitaires que le Parti Québécois se complait à bien confectionner au lieu de parler des choses « vraies » comme le cash. En effet, si Walt Disney doit à Camille Laurin le privilège de devoir payer une kyrielle d’employés supplémentaires lors de ses tournées au Québec, c’est grâce à la Charte de la langue française de 1977 qui stipule, chapitre 2, article 5, que : « Les consommateurs de biens ou de services ont le droit d’être informés et servis en français. »

De là à s’étendre sur les nuances légales qui existent entre « ont le droit de » et « doivent inévitablement se faire offrir l’option de sous peine de sanction par des officiers de l’OQLF », c’est un autre débat.

Imaginez-vous le scénario suivant. Jamal est un vendeur de barbe à papa vif et loquace, un libanais émigré au States dans les années 1970 et résident en Floride depuis, travaillant pour Disney par tournées de neuf mois, récoltant en moyenne 70 000 dollars à chaque tournée par l’entremise d’un boulot majoritairement sur commission. Mi-tournée, il débarque à Montréal, QC, ville francophone – à ce qu’il en a entendu dire – pleine de frogs et de (prononcez à l’américaine) ces-belles-femmes-françaises-haha ! Son milieu de travail, c’est un méga-stade à peu près comme tous les autres qu’il côtoie. C’est un bâtiment serti à la fois de téléviseurs plasma faisant jouer toutes les filiales du réseau TSN (« Ah, çay droll, they call it RDS here ! »), de vendeurs de Coors Light, de bretzels et de hot-dogs. On lui apprend que ce soir, il devra se faire suivre lors de son arpentage habituel des rangées par un étudiant de secondaire afin de traduire en français, dans le besoin, tout ce qu’il dit. « Cause that’s just how they do it here in Québec ». Haussant les épaules, il s’affaire tout de même à son métier avec autant de bonhommie qu’il peut mobiliser, suivi de sa nouvelle ombre boutonneuse.

Jamal est on ne peut plus habile à son métier. La compétitivité néolibérale l’a finement acéré. Il balaie d’un coup d’œil la foule et repère avec un œil de lynx les clients désireux pour ensuite s’élancer vers eux tel un pygargue à tête blanche de la liberté (« bald headed eagle of Freedom ») afin d’échanger une confiserie au sirop de maïs à haute teneur en fructose et gonflée à l’air contre douze beaux huards. Évidemment, son allié pré-CEGEPien est moins expérimenté. En essayant de ne pas se fouler la cheville dans les marches abruptes du stade, il n’arrive pas à suivre le vendeur. Ce qui le rend incommode pour le véritable félin qu’est Jamal. L’employé de Disney finit par l’avoir dans les jambes, ce petit. D’ailleurs, Jamal a bien mémorisé le mot « douze ». Même lorsqu’il s’approche de Québécois avec un tee-shirt U.S.A. – et oui, ils ne sont pas rares à ce genre d’événement – il leur tend le bonbon ouateux en débitant un « doz » incitatif. Il arrive au traducteur de préciser, d’enrober le laconisme de Jamal, mais le message est toujours compris. Qui plus est, tout le monde dans l’assistance comprend l’anglais. Ou du moins, assez d’anglais pour bien se retourner, excités, lorsqu’un Mickey en patins les interpelle.

Sautant d’un coq figuratif à un âne pertinent, je me permets de citer ici l’écrivain Pierre Nepveu : « Si logiques et rationnels soient-ils, les principes […] qui permettent de justifier la Charte ne sont pas absolus, ils se mesurent aussi à des individus concrets. Et si, au bout du compte, on invoque la nécessaire exemplarité de l’État, on peut alors se demander si l’exemple d’une uniformité de principe est supérieur ou préférable à celui d’une diversité concrète, qui dirait […] au bout du compte, une certaine force tranquille, une certaine confiance en ce que nous sommes et en notre devenir. »

La citation en question provient d’une lettre concise adressée au Devoir au sujet de ce qui, lors de l’écriture, s’appelait la Charte de la laïcité. Se rappeler ces mots lors de Disney on Ice m’a fait comme un drôle de vide dans l’estomac. Oui, j’étais l’un de ces traducteurs, et, en suivant mon Jamal tant bien que mal, j’ai ressenti le genre d’angoisse identitaire de quelqu’un qui se sent pogné entre marteau et enclume. Pris entre un « freedom monétaire gras et douillet à‑la-Disney-Péladeau-Murdoch-Eccelstone-Grant et cie. », et un « quasi-proto-fascisme culturel coincé et mal assumé », je me rongeais les ongles en essayant de répondre à la question « J’suis qui là-dedans ? ». Elle est où, dans ces moments-là, la « certaine force tranquille » et la « certaine confiance en ce que nous sommes » ?

Forcément, il y a autre chose. Ce serait réducteur de dire que le débat identitaire québécois se joue entre un « mal » et un « moins mal ». Quand même, il s’agit peut-être de manger ses croutes de temps en temps en assumant tout bonnement, tout pleinement notre américanité. Qu’on se détache le corset et qu’on s’fasse aller la bédaine un peu. Dans le programme à douze étapes des Alcooliques Anonymes, la première étape c’est « d’admettre notre impuissance face à l’alcool et notre perte de contrôle ». Admettons-le qu’on en raffole, des States ! Disney on Ice parvient à vendre à quasi-guichet fermé six soirs consécutifs de performances au Centre Bell en plein mois d’octobre !

Dans Le silence des intellectuels québécois, Marc-Henri Soulet affirme que c’est le journaliste et écrivain Jacques Languirand qui, en 1971, a véritablement lancé le questionnement sur l’américanité avec son texte Le Québec et l’américanité, publié à la fin de sa pièce de théâtre Klondike. Languirand traite de la question « dans la perspective de l’expérience continentale des Canadiens français », de leurs successives migrations, et lève le voile sur « le refoulement que l’Amérique a subi au Canada français ». Cachée par les discours, « négligée par une mentalité hermétique, dit-il, l’américanité n’en aurait pas moins constitué une dimension essentielle de la culture canadienne-française et québécoise ».

D’un autre côté, peut-être est-ce noble d’essayer de résister, en irréductibles gaulois, à une dynamique de melting pot panaméricain avec nos chartes en forme de boucliers. Jean-François Lisée, le ministre des relations internationales et de la francophonie, à la dernière émission de Tout Le Monde en Parle sur Radio-Canada, avançait l’idée qu’un état québécois solidement laïque (et francophone) n’aurait aucun problème à attirer une population « modérée » et progressiste. C’était beau de l’entendre parler ; on aurait cru lire Goethe parlant de sa province pédagogique, sauf en mode province identitaire, dans laquelle chacun jouirait des instances idéales pour exprimer son identité propre sans nuire à celle des autres, tout cela au sein d’un Québec indépendant. Ce n’est évidemment pas sans valeur, les belles pensées du genre. J’ai toutefois trouvé la meilleure métaphore pour ce genre de bovarysme politique à Disney on Ice lorsque Jamal offrait une barbe à papa à une jolie petite fille noire déguisée en Blanche Neige.

Quoiqu’on en fasse, le champ de bataille de cette querelle identitaire sera toujours celui des « individus concrets », chose qu’on ne peut pas perdre de vue sans créer des situations qui sont, c’est le moins qu’on en puisse dire, d’un ridicule burlesque.


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