Je dois avouer que le Québec que je vois ces derniers temps fait peine à voir. Le Québec, semble-t-il, n’appartient plus également à tous ses citoyens. Parce que les Québécois, les vrais, ils ont des « valeurs ». De très grands principes. Un très grand souci d’autoconservation, surtout. Et attention : on ne badine pas avec l’autoconservation. Il faut préserver ses particularismes. Nos racines, notre héritage. Il faut être « fier de sa race », comme l’écrivait Claude Jasmin dans les pages du Devoir, en juin. Il faut cesser de s’excuser d’être qui nous sommes. Allez ouste, l’altérité ! Dans les marges ! Nous avons une Nation à construire, ici.
C’est essentiellement ce que nous rappelaient les quelques milliers de manifestants qui ont marché pour la Charte des valeurs québécoises dans les rues de Montréal, ce samedi. En tête de la manifestation, évidemment, les « grosses pointures » du mouvement des Janettes. La marche, aura-t-on dit, se voulait dédiée à la « collectivité ». Réaffirmer le sentiment québécois qui, apparemment, fait l’objet d’une insidieuse érosion qu’il nous faut maintenant contrer par voie législative. Et par un dévouement sans borne à nos valeurs. « Nos » sacro-saintes valeurs.
Certains ont récemment souligné que la dernière fois que le Québec s’est polarisé comme il le fait présentement autour de la Charte des valeurs, c’était au printemps 2012. D’aucuns insinuent également que ceux qui défendent la charte aujourd’hui se réclament du même « bien commun » que ceux qui portaient le carré rouge en 2012. Alors que ceux qui s’opposent à la charte auraient l’esprit brouillé par leur égocentrisme et leurs petits privilèges individuels. Il est vrai qu’au printemps 2012, l’objectif était radicalement humaniste : défendre l’accessibilité à l’éducation pour tous, peu importe leur horizon socio-économique. Réitérer que la connaissance n’est pas un bien de consommation comme un autre. Qu’au sein d’une société, les intellectuels ne sont pas que des mollassons sans dessein. Que le Québec n’est pas qu’une société de technocrates et de propriétaires de chalets dans les Laurentides.
Bref. Ceux qui ont pris part à la grève se rappellent sans doute de cette période comme d’un moment de solidarité tout à fait singulier. On dira ce qu’on voudra des « carrés rouges », évidemment. Mais, chose certaine, il était offert à tout le monde, ce petit carré. Hijab ou topless. Complet ou soutane. « Blanc, jaune, noir, mauve, bleu avec des pitons jaune-oranges – j’m’en câlisse », comme disait Falardeau. Bloquer la hausse des frais de scolarité pour offrir à tous une plus grande égalité des chances.
Quant à la Charte des valeurs, apparemment notre nouveau « projet social », on voudrait nous faire croire qu’il en est de même. Mais cette charte, elle est pour qui, au juste ? En-dehors de la majorité blanche catho-laïque, je veux dire?Samedi, à la manifestation pro-charte, j’ai vu brandir des pancartes plutôt étonnantes, dans une perspective d’égalité entre tous. « Visiteurs, décoiffez-vous ! Un pays est en train de naître ici » lisait-on sur l’une d’entre elles. Dans un Québec souverain, doit-on comprendre, les « visiteurs » devraient à tout prix renier les manifestations visibles de leur identité première ? « Nous avons la persévérance, et nous vaincrons » était-il inscrit sur une autre. Vaincre quoi, au juste ? À quelle bataille fait-on référence, si ce n’est qu’à celle que nous menons présentement contre la diversité ? « Bienvenue chez vous NOUS » lisait-on ailleurs. Comme si seul le Québécois « de souche » avait réellement droit de cité dans la « Belle Province ».
Pour l’égalité, on repassera. Et pour tout vous dire, j’ai vu dans cette manifestation le reflet d’un peuple maladroit et craintif. Le pathétique syndrome d’une majorité blanche et francophone qui ne sait plus se définir autrement que par l’exclusion. J’en ai marre, tellement marre, qu’on pense le Québec uniquement en fonction de « ce qu’il ne doit pas devenir », en se basant sur une peur maladive de l’extinction. Les Québécois – tous les Québécois – valent plus qu’une poignée de « valeurs » qu’un gouvernement leur a mis dans la bouche.
Et d’ailleurs, combien de fois faudra-t-il répéter que la laïcité n’est pas une valeur, mais bien une attitude de l’appareil gouvernemental vis-à-vis de ses institutions. On pourrait parler de laïcité comme valeur gouvernementale, peut-être. Au même titre que la transparence, ou encore l’étanchéité de la séparation entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Et, par ailleurs, notons que la laïcité est une posture gouvernementale fermement tenue au Québec, depuis des décennies. Et heureusement ! De plus, je ne vois franchement aucun signe de relâchement à cet égard. À quand remonte le dernier projet de loi dont émanaient de désagréables relents cléricaux ? J’aurais aimé que ceux qui sont descendus dans la rue ce week-end en « réclamant » un état laïc me renseignent à ce sujet ; parce que vraiment, je ne vois pas.
Mais on s’en fiche, au fond. Comme l’a si bien dit Céline Dion en entrevue au magazine MacLean’s : « Sometimes, you have to have an opinion » (« Parfois il faut avoir une opinion. »).Tout à fait, Céline. « Take an opinion, and go rescue the people !» (prenez position et aller sauver des gens ! »
On semble vouloir jouer le jeu de la « nation », forte de ses particularismes et de ses convictions. Mais on ne fait au fond que brandir un bricolage de « valeurs » vétustes pour combler un vide immense. Un vide creusé à force d’apathie et d’abnégation, à force de télé-réalité stupide et d’émissions de variété, dont on se gave pour oublier l’échec de notre projet politique, plutôt que de le penser sur de nouvelles bases. Ça fait une sacré pente à remonter, quand vient le temps de défendre à nouveau notre identité distincte, en effet. Mais j’ose espérer que l’identité québécoise contemporaine est plus riche et féconde qu’une poignée d’inquiets qui défilent dans les rues de Montréal en brandissant des énormités discriminatoires.
J’avais quatre ans le soir référendum de 1995, mais je me souviens très bien des regards vitreux de mes parents devant la télévision, pendant le discours de la défaite. Je ne comprenais pas, mais je savais que c’était triste. Une tristesse lancinante et discrète qui ne nous a jamais quittés tout à fait. Le Québec est devenu ce soir-là un peuple mélancolique. J’ai souvent réécouté les enregistrements vidéo du silence de mort entrecoupé d’applaudissements qui régnait lorsque Jacques Parizeau prononçait les fameuses paroles qui allaient stigmatiser sans remède le projet souverain. Je ne sais pas ce qui était le plus triste. Les visages froncés et déconfits de ceux qui ne comprenaient pas la gifle qu’on venait de leur asséner, ou le fait qu’il se soit trouvé des gens pour applaudir.Or, ce week-end, j’ai eu l’impression d’entendre dans les rues de Montréal l’écho amplifié de ces applaudissements.
Est-ce de ça dont le Québec rêvait ?