« Que serait la francophonie si personne ne parlait français ? », s’interrogeait lors de son mandat le premier Président socialiste de la cinquième République française. Une trentaine d’années plus tard, les mots de François Mitterrand semblent encore résonner dans l’espace de la réflexion francophone, et ce parce qu’ils en soulignent une caractéristique majeure : la francophonie, c’est d’abord et avant tout une langue.
Le français est, selon la dernière évaluation de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) datant de 2010, la langue maternelle de 115 millions d’individus à travers le monde. Elle est la langue officielle de 57 états répartis dans 29 pays : outre la France, la Suisse, la Belgique et le Canada, qui représentent les plus gros bastions francophones, on la retrouve inscrite dans les constitutions du Togo, du Sénégal, d’Haïti, de Madagascar ou encore des Seychelles. Le français est ainsi, encore aujourd’hui, la deuxième langue la plus importante sur le plan géopolitique. Notons qu’elle fait partie des langues officielles de l’Organisation des Nations Unies (ONU).
Petit historique du français
Avant d’être détrônée par l’anglais après la Seconde Guerre mondiale, le français a longtemps été la langue la plus parlée au monde. En Europe, c’est la langue des échanges commerciaux, politiques et culturels pendant les 18e et 19e siècles : à Saint-Pétersbourg, l’impératrice Catherine II, qui règne jusqu’en 1796, fait ainsi rédiger tous les mémoires de l’Académie en français, tandis que Frédéric II de Prusse, qui règne de 1740 à 1786, grand ami de Voltaire et amoureux du français, va jusqu’à remplacer le latin par le français à l’Académie de Berlin.
Le terme « francophonie » apparaît pour la première fois en 1880, sous la plume du géographe Onésime Reclus, qui l’utilise dans son ouvrage France, Algérie et colonies pour désigner l’ensemble des espaces où le français est parlé. Mais ce n’est qu’avec la décolonisation que ce mot rentre dans l’usage quand, au début des années 1960, des personnalités issues des anciennes colonies françaises décident de se regrouper pour maintenir avec la France des relations fondées sur des affinités culturelles et linguistiques. Parmi eux, on compte notamment le président algérien Habib Bourguiba ou l’écrivain sénégalais Léopold Sédar Senghor, qui seront les pionniers du mouvement de la francophonie. À leur initiative est créée en 1960 la Conférence des ministres de l’Éducation des États et gouvernements de la Francophonie (CONFEMEN): plus ancienne institution francophone, elle compte désormais 44 membres (contre 15 à sa création), et œuvre pour la promotion de l’éducation.
Mais c’est en 1969, lors de la première conférence des États francophones qui s’est tenue à Niamey (Niger) sous le patronage d’André Malraux, que commence à se dessiner le monde de la francophonie tel que nous le connaissons de nos jours. Les débuts de ces conférences sont balbutiants et conflictuels. En effet, seuls les pays africains sont d’abord invités à y participer, et des tensions se créent avec le Canada. Ainsi, la France soutient que seul le Québec, avec sa majorité francophone, devrait pouvoir y jouer un rôle ; mais Ottawa et le gouvernement de Pierre Elliot-Trudeau veulent inclure le Canada au complet. Ils accusent la France de soutenir les aspirations séparatistes du Québec. En conséquence, il n’y eut aucune présence nord-américaine durant les conférences des États francophones, et ce jusqu’à la fin du mandat de Trudeau en 1979.
À partir de 1997, l’organisme change de nom et devient l’Organisation internationale de la francophonie. Il compte aujourd’hui 77 pays membres ou observateurs. L’OIF est un dispositif institutionnel voué à promouvoir la langue française tout en s’appuyant sur des valeurs communes : la paix, la gouvernance démocratique et l’État de droit. Abdou Diouf, ancien président du Sénégal, en est le secrétaire général depuis 2003. L’OIF s’appuie sur des réseaux d’organisations francophones tels que la chaîne de télévision TV5 Monde, l’Agence universitaire de la Francophonie, et les Bureaux et les Centres régionaux et continentaux.
La francophonie en Amérique
En Amérique, la francophonie est régie par le Centre de la francophonie des Amériques. Son mandat ? Mettre en relation les francophones de toute l’Amérique, et créer des liens et des réseaux pour promouvoir la langue et la culture francophone. « C’est un organisme de terrain », explique Denis Desgagné, président-directeur général du Centre de la francophonie des Amériques, en entrevue avec Le Délit. Contrairement à l’OIF, qui est l’organe diplomatique de la francophonie, le travail du centre est très concret et s’organise autour de quatre secteurs : l’éducation, la culture, l’économie et les communications. L’éducation est un volet très important du mandat du centre : « Au Canada, poursuit Denis Desgagné, il y a des listes d’attente pour accéder à une éducation en français langue première ou langue seconde ! Les gens cherchent des professeurs, des outils pédagogiques, des moyens ou des référents culturels… Notre rôle à nous, c’est de parvenir à combler ces manques. »
Au Brésil, Monsieur Desgagné a récemment rencontré 600 professeurs de français, qui essayent de trouver des outils pédagogiques francophones plus performants. Ils sont très intéressés à travailler avec des francophones du Mexique ou du Canada, et à tisser des liens pour renforcer la francophonie. « On a ciblé la jeunesse comme notre clientèle prioritaire », confie-t-il au Délit.
Un bon exemple du travail concret qu’effectue le Centre de la francophonie des Amériques est la bibliothèque numérique, qui a été mise en place progressivement au cours de ces dernières années. Le principe est simple : une fois membre, on peut emprunter des livres téléchargeables sur ordinateur. Les ouvrages sont chrono-dégradables et se détruisent après 3 semaines. L’écrivain Danny Laferrière est le parrain de cette initiative : « Lorsqu’il était enfant, à Haïti, il n’avait pas accès aux livres », explique Monsieur Desgagné. « Quand il en trouvait un, il le lisait de tous les côtés ! Cela montre que la bibliothèque numérique est vraiment un outil pertinent pour tous les territoires qui n’ont pas encore accès au livre. On nous demandait d’envoyer des livres au Chili, dans des régions éloignées… Maintenant, tout est sur Internet ! »
Le centre travaille aussi en étroite collaboration avec l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF), dans le but d’organiser le premier Parlement francophone des jeunes des Amériques. L’événement aura lieu en août 2014 à Toronto, et sera une opportunité unique pour des centaines de jeunes de participer à une simulation parlementaire. « La créativité et l’innovation sont au cœur de tout ce que l’on fait », explique Denis Desgagné. Le Parlement des jeunes sera une occasion de plus de prouver le dynamisme de la francophonie. « Pour moi, la francophonie c’est avant tout une énergie. Dans les Amériques, elle a toutes sortes de formes, d’accents, de territoires. Elle est très dynamique, elle a une culture et elle est toujours en changements continus, c’est ce qui lui donne sa force. Elle est aussi citoyenne, très humaine : c’est un lien avec les autres. » C’est également ce dynamisme de la francophonie qui pousse le Centre de la francophonie des Amériques à cibler prioritairement les jeunes : assurer un accès à l’éducation pour tous est un des principaux mandats de l’Organisation internationale de la francophonie, qui dispose d’organismes entièrement dédiés à cela.
La francophonie et l’éducation
Pour garantir l’accès à l’éducation en français, la France a mis en place un vaste réseau d’établissements d’enseignement français à l’étranger (EEFE). Ce sont les fameux « Lycées Français », par lesquels est passée une grande partie des étudiants français (ou simplement francophones) de McGill. Si ces EEFE garantissent une éducation française partout dans le monde, ils s’adressent pourtant surtout à des élèves français et n’ont parfois qu’une vague idée de la francophonie, leur but n’étant en effet pas de faire circuler la langue, mais d’enseigner à ceux qui la parlent déjà.
Il est peut-être plus pertinent de s’intéresser au système des Écoles Européennes, des établissements multilingues implantés en Europe et qui offrent dans une même enceinte des enseignements en différentes langues. Là-bas, on peut suivre des cours en français, que l’on soit francophone ou non. Un professeur de littérature de l’Ecole Européenne de Bergen, aux Pays-Bas, explique en entrevue avec Le Délit que la réalité est parfois différente des beaux projets des organismes de la francophonie : « beaucoup d’élèves ne voient pas l’utilité immédiate du français, dans la mesure où l’anglais international est quand même très répandu. » Cependant, il remarque qu’encore aujourd’hui, « apprendre le français, c’est aussi apprendre une culture et une histoire » : la langue de Molière et de l’âge d’or de l’Europe reste ainsi empreinte dans les mémoires collectives d’un certain rayonnement culturel.
Comment, alors, renforcer l’intérêt pour le français au niveau de l’éducation ? Le Délit s’est entretenu avec Gérard Lachiver, directeur du Bureau des Amériques – pôle de développement, de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), dont le siège se situe à l’Université de Montréal (UdeM). L’AUF est un réseau mondial d’enseignement supérieur et de recherche francophone : elle regroupe toutes les universités qui ont le français comme langue de travail, en totalité ou en partie. L’agence comporte 786 membres répartis sur 98 pays, ce qui fait d’elle la plus grosse association d’universités au monde fondée sur une langue commune.
La coopération entre les universités se structure autour de projets communs : l’agence tente de favoriser les rapprochements entre les universités dites « du nord », plus développées sur le plan des programmes de formation et de recherche, avec des universités « du sud ». Cela leur permet d’améliorer et d’enrichir les programmes de formation, ou de mettre en place des équipes de recherche qui peuvent être plus importantes qu’elles ne l’auraient été si l’université avait été seule. Ces coopérations s’exercent à tous niveaux, aussi bien au niveau des programmes de Baccalauréat, que des programmes de Maîtrise et de Doctorat.
En septembre 2012, trois des plus grandes universités francophones hors de France – l’Université de Montréal, l’Université libre de Bruxelles et l’Université de Genève – ont ainsi signé une entente de partenariat dans le but de devenir une référence francophone dans le monde.
Pour Gérard Lachiver, l’AUF a deux objectifs primordiaux : renforcer les stratégies de développement dans les établissements membres, et permettre à la communauté scientifique de travailler en langue française. Pour lui, la francophonie est un moyen d’enrichir le milieu universitaire : « Il faut se dire qu’on peut avoir des modèles plurilingues, et ne pas tendre vers le modèle unique qui est celui de l’anglais. Le français doit être vu comme un enrichissement, et même une alternative pour beaucoup de pays pour lesquels ni le français ni l’anglais ne sont la langue première. Avoir accès à l’univers francophone est une nouvelle ouverture sur le monde. » L’AUF œuvre ainsi pour que les travaux des chercheurs soient publiés en français, et qu’ils puissent être reconnus en s’exprimant dans une langue autre que l’anglais.
Et Montréal ? La ville bilingue semble être une bonne illustration de ce que signifie étudier en français ailleurs qu’en France. « Ici, explique Monsieur Lachiver, on a des modèles de formations et de recherches qui sont très différents de ceux qui sont traditionnellement développés en France. À Montréal, on a la chance d’avoir des modèles de fonctionnement qui sont typiquement nord-américains, et que l’on partage avec nos collègues anglophones…mais en français ! » Ces méthodes de travail, ces modèles de fonctionnement et la façon de travailler avec les étudiants sont un enrichissement pour la communauté francophone internationale, qui a, par les universités francophones d’Amérique, accès à des appréhensions différentes de l’éducation. Au niveau universitaire, de nombreux moyens sont donc mis en œuvre pour faciliter l’expression et la recherche en français, et unifier les universités francophones autour d’un but commun : être reconnues dans leur langue.
Multilingue et disparate ?
Malgré l’OIF et ses organismes de terrain, il semble que la francophonie reste malgré tout un ensemble très disparate. D’ailleurs, une multitude de micro-organisations se créent chaque année, dérangeant l’unité voulue par les plus hautes instances. Dans son ouvrage The Defense of French. A Language in crisis (La Défense du français. La crise d’une langue), Robin Adamson parle de « l’obsession » des Français et des francophones à défendre leur langue. Au milieu d’un attirail impressionnant de lois et d’organisations qui s’appliquent à des peuples, des pays ou des États tous aussi divers, on a parfois l’impression que rien ne se passe.
L’Organisation internationale de la Francophonie semble en effet progressivement basculer vers un fonctionnement multilingue : en effet, à l’exception de la France, tous les États membres sont en situation de bilinguisme ou de multilinguisme, et le français est en concurrence avec d’autres langues, même au sein de l’OIF. De plus, la disparité des statuts des membres – pays, États non souverains et États non francophones – peut entraîner des difficultés dans la mise en place de certains programmes éducatifs, culturels ou économiques.
Cependant, et malgré les difficultés d’unité inhérentes à toute grande organisation de niveau mondial, l’Organisation internationale de la Francophonie reste sous l’égide de la Charte de la Francophonie, adoptée à Antananarive, capitale de Madagascar, en novembre 2005, et qui statue en préambule que « la francophonie doit tenir compte des mutations historiques et des grandes évolutions politiques, économiques, technologiques et culturelles qui marquent le 21e siècle pour affirmer sa présence et son utilité dans un monde respectueux de la diversité culturelle et linguistique ». Un beau programme pour les années futures.