Aller au contenu

Profs contre la charte

Le Délit s’entretient avec Daniel Weinstock

Le professeur de McGill, Daniel Weinstock, fait partie des 60 universitaires à s’être prononcés contre la charte des valeurs dans un mémoire déposé à la commission parlementaire dont les audiences débutent aujourd’hui, mardi le 14 janvier. En entrevue avec Le Délit, le spécialiste en éthique et en philosophie politique pose un regard critique sur cette commission et partage son point de vue sur le controversé projet de loi.

Le Délit : Quelle sera selon vous l’issue de la commission parlementaire chargée d’étudier le projet de loi 60 sur la charte des valeurs ? 

Daniel Weinstock : Cette commission présente deux messages très contradictoires. D’un côté, le ministre Bernard Drainville a vraisemblablement choisi d’accueillir tous ceux qui ont demandé parole au lieu de procéder à une sélection ou de se limiter à ceux qui ont soumis des rapports. Ce sont de 250 à 260 groupes présentant diverses opinions qui seront entendus au cours des 200 heures d’audiences. Le message ainsi transmis est que le processus se veut très consultatif et très ouvert.

D’un autre côté, le message que le gouvernement martèle depuis le début du débat sur la laïcité est : nous ne reculerons pas. Ainsi, certains parmi ceux qui se positionnent contre le projet de loi dans sa forme actuelle se demandent si l’exercice auquel ils se livrent est purement décoratif. L’avenir nous dira comment cette contradiction sera résolue et si nous aurons un impact sur le processus décisionnel ou si nous ne ferons que de la figuration.

LD : Quels sont les arguments que vous présentez dans le mémoire déposé à la commission parlementaire ? 

DW : Tout d’abord, la laïcité ouverte que nous défendons fait la différence entre la neutralité des institutions et la liberté des individus. Cette conception correspond mieux à l’histoire du Québec que nous voyons comme ayant toujours été celle d’accommodements réciproques plutôt que d’une ligne dure où les individus doivent correspondre à un moule.

De plus, lorsqu’une loi propose de limiter les droits individuels au nom d’un objectif législatif, le gouvernement a le fardeau de démontrer que cet objectif est important, que l’atteinte aux droits individuels est aussi parcimonieuse que possible, qu’il existe une relation de cause à effet entre cette limitation et l’objectif poursuivi et que la loi ne va pas créer de problèmes pires que ceux qu’on essaie d’éviter en l’enchâssant. Nous pensons que la proposition du gouvernement échoue sur chacun de ces points.

Également, il y a quelque chose d’infantilisant et de méprisant à dire aux femmes qui portent le voile : vous ne savez pas ce que vous faites. Les femmes québécoises se sont affranchies de certains jougs à leur propre rythme sans que quelqu’un de l’extérieur ne leur impose, en quelque sorte, leur libération. Les femmes musulmanes ont droit au même respect, qui est de cheminer de leur propre manière pour essayer de faire la part des choses entre le respect de leurs traditions auxquelles elles tiennent et un certain affranchissement par rapport aux dimensions plus patriarcales de ces traditions. Nous craignons aussi l’impact qu’aurait une telle loi sur l’accès d’un bon nombre de femmes musulmanes à certains emplois qui jusqu’à maintenant étaient privilégiés, par exemple dans le secteur des garderies.

LD : Si le projet de loi est problématique d’un point de vue constitutionnel, pourquoi avoir omis d’y insérer une clause de dérogation à la charte canadienne ? 

DW : D’un point de vue politique, la question se pose à savoir si le gouvernement actuel veut véritablement que la loi passe le test constitutionnel ou si, au contraire, l’intention n’est pas d’aller chercher un conflit constitutionnel avec Ottawa étant donné la finalité du Parti québécois qui est celle d’un référendum gagnant. Lorsque le gouvernement Marois est entré au pouvoir, le ministre Jean-François Lisée n’a pas caché son intention de provoquer des chocs avec Ottawa et il affirmait que c’était de bonne guerre dans le contexte actuel. Le fait que le gouvernement ne se soit pas non plus montré réceptif à un compromis comme celui proposé par la Coalition avenir Québec me porte à croire qu’il y a un agenda politique autre.

LD : Que pensez-vous justement de ce compromis qui réserverait les restrictions sur le port des signes religieux aux gens qui incarnent l’autorité de l’État comme les juges, les gardiens de prison ou les policiers ? 

DW : Nous ne nous prononçons pas sur cette question dans le mémoire puisque celui-ci porte sur le projet de loi 60 qui ne fait pas cette proposition. Il y a probablement au sein de notre groupe une certaine variation sur cette question. Personnellement, je suis contre les restrictions sur le port des signes religieux, y compris aux personnes d’autorité. L’habit ne fait pas le moine. D’ailleurs, aucune étude n’a été produite depuis le début du débat pour démontrer que les gens qui portent des signes religieux usent de leur pouvoir pour faire dévier la neutralité de l’État. Le gouvernement fait souvent l’analogie entre la charte des valeurs et la loi 101, or la loi 101 visait un problème qui avait été démontré par de nombreuses études empiriques.

LD : Selon vous, un projet sur la laïcité est-il même nécessaire ? 

DW : Non. Les limites aux accommodements raisonnables sont déjà présentes dans la jurisprudence et la législation. L’égalité hommes-femmes est déjà enchâssée constitutionnellement au Québec et au Canada. De plus, même si le mot laïcité n’est pas mentionné dans la législation québécoise, chose que nous rappelle constamment le ministre Drainville, elle est implicite dans le fait que l’État donne la liberté religieuse à ses citoyens et notre société va en se laïcisant au niveau de ses structures les plus importantes. Encore une fois, je pense que l’erreur consiste à faire un fétiche des symboles et des mots et de ne pas observer la pratique. Je ne crois pas que l’on puisse regarder les démocraties canadienne et québécoise et arriver à la conclusion qu’il y a toujours des manquements suffisamment sérieux en matière de laïcité pour exiger une loi aussi draconienne.

LD : Le projet de loi 60 inclut les universités dans son champ d’application (article 2). Or, McGill a été la première université à se positionner contre la Charte des valeurs lorsqu’elle a annoncé en septembre dernier son intention de demander une exemption de l’application du projet de loi s’il devait être adopté. Sous la forme actuelle du projet de loi, seule une prolongation de la période de transition est désormais possible (article 45). Quel serait donc l’impact de ce projet de loi pour McGill ? 

DW : Toute la question des sanctions en cas de non respect est complètement nébuleuse et c’est l’une des raisons qui me fait penser que le gouvernement n’est pas vraiment sérieux dans sa volonté de l’appliquer. Il y a beaucoup d’employés de McGill qui ont déjà manifesté leur intention de ne pas respecter cette loi. Dans un environnement comme McGill, je pense que la loi est en grande mesure inapplicable et sera probablement inappliquée.

LD : Mais rien n’empêcherait le gouvernement de mettre en place des sanctions ou des politiques d’application de manière subséquente à l’adoption du projet de loi, comme semblent le permettre les articles 36 et 37. Cette porte ouverte n’est-t-elle pas dangereuse ?

DW : Je pense que ce serait politiquement suicidaire pour le gouvernement d’adopter des sanctions sévères. Un sondage paru récemment m’a frappé : 72% des québécois se sont montrés défavorables à ce que les gens perdent leur emploi en cas de refus de se plier aux exigences de la charte. Ce sondage implique que plusieurs parmi la moitié des Québécois pour la charte sont en fait contre l’une de ses implications les plus logiques. Par conséquent, si le gouvernement devait appliquer la charte de manière sévère, ce serait catastrophique. Ce qui me fait revenir à l’idée qu’au fond, le gouvernement n’a pas l’intention sérieuse d’appliquer la charte mais plutôt de s’en servir comme un cheval de bataille électoral et peut-être éventuellement comme un cheval de bataille constitutionnel.

LD : Comment les étudiants de McGill peuvent-ils contribuer au débat ?

DW : Ils le font déjà. Nous vivons à une époque où il n’y a jamais eu autant de façon de s’exprimer. Les médias sociaux sont une façon de le faire. Il ne faut pas mépriser l’impact de ces discussions, mais également faire libre utilisation des outils plus traditionnels comme les lettres aux journaux. J’aimerais bien aussi voir les étudiants organiser un forum où les étudiants, et non les professeurs, prendraient parole.


Articles en lien