Présenté en reprise au théâtre de la Chapelle, au mois dernier, Ta douleur de Brigitte Haentjens pose ensemble théâtre, danse et mime dans une mise en scène où le corps des deux danseurs, Francis Ducharme et Anne Lebeau, est exposé aux sentiments douloureux du quotidien, sentiments violents, agressifs, frivoles, animaliers, instinctifs. Le corps devient le noyau et le voile de toutes les douleurs du monde.
Composé en tableaux, ou scénettes, de quelques secondes, courts en ouverture et plus longs par la suite, Ta douleur peut se rapprocher du cinéma muet dans sa structure. Elle est ponctuée par des fondus au noir, qui lui donnent son rythme et sa respiration, et mettent le temps en suspens.
Ta douleur, produite d’abord en septembre par Danse-Cité, et reprise en décembre, ressemble à un exercice de théâtre où le créateur s’essaie, s’expérimente et s’offre. C’est une recherche où le corps s’entraîne, se plie, se dresse, crie et se transforme, graduellement et intensivement.
Brigitte Haentjens, dont les affinités avec le théâtre de Bertolt Brecht sont fortes, place et propose un regard politique. La pièce est muette, outre les exclamations et quelques moments ponctués par une phrase, une formule, un aphorisme. Haentjens, les lumières et les danseurs s’interrogent sur l’homme et la nation, l’autre, la mort.
À propos de Ta douleur, Brigitte Haentjens exprime le désir de créer une pièce où seul le corps est mis en jeu, un corps en danger qui exclut toute forme de « cérébralité ». De telle façon que certains moments de grandes douleurs sont si chargées que la scène étouffe et veut s’étendre à l’infini. Cette tension entre le corps, le cérébral et le théâtre se transpose bien naturellement dans l’esprit des spectateurs. Outre ce désir d’un théâtre de corps pur, la metteure en scène cherche à évoquer, à faire jaillir de cette douleur du corps le non-sens, le vide, la faille du sens, le corps en mouvement.
Ainsi, Haentjens et les danseurs cherchent à réfléchir et à jouer avec les limites du sens de la douleur, du corps et du théâtre comme si réside dans le non-sens, l’abyme de la douleur, l’essence même du théâtre. Cette douleur, et sa mise en scène, se rapprochent lentement de cette idée de la cruauté au théâtre.
Il y a quelque chose de radical dans l’incarnation de la douleur, affect attribué, identifié, en appartenance, comme d’un prototype qu’on possède et manipule. Les danseurs font vivre la douleur. Les cris, gestes, querelles la rendent humaine, réelle, opaque.
Ta douleur, telle qu’imaginée et mise en scène, cherchant le non-sens, se marque par son caractère fragmenté, une scène qui s’expérimente sur elle-même. C’est une pièce en suites, où le corps s’aventure dans l’inconfort et l’ébranlable de ses états, où la catharsis agit sur scène et en salle, à partir du corps des danseurs. Leur vêtement, leur sexe, leurs cheveux, leur gravité sont l’illustration d’une douleur qui se fractionne, se déchaine, se libère jusqu’à apparaître dans le corps.
Le jeu de Francis Ducharme et d’Anne Lebeau est fort, agile et rend bien l’excès que Ta douleur élabore. Leur corps, en osmose et en opposition, entretenant un rapport de force complexe, est matériel et excessif. Il recherche la douleur, comme une aliénation artificielle et nécessaire.