Afin de crédibiliser leurs articles et chroniques, les médias ont tendance à se tourner vers les universitaires, réputés dans leur domaine pour obtenir de l’information. Si ces derniers semblent être dénués de tout conflit d’intérêt et aptes à répondre à toutes les questions, Alain Létourneau, professeur de philosophie et d’éthique appliquée à l’Université de Sherbrooke, explique dans l’ouvrage « L’universitaire et les médias » (paru en janvier 2013) dont il est le directeur, que les choses ne sont pas si simples. En entrevue avec Le Délit, il explique que la participation des universitaires dans les médias peut devenir une « contrainte ».
Le Délit : Vous utilisez le terme « contraignant » lorsque vous parlez d’interventions médiatiques. En quoi répondre aux questions des médias est une contrainte pour les universitaires ?
Alain Létourneau : Supposons qu’un journaliste appelle un universitaire à 11 heures du matin, c’est souvent pour un topo en direct deux heures plus tard. S’il accepte de participer, le professeur est donc obligé de se contraindre aux délais prévus et en même temps de récupérer la documentation requise […], ce qui peut demander du travail et du temps. Comme le professeur d’université est quelqu’un qui travaille sur le long terme, tandis que l’équipe de journalistes doit sortir quelque chose tous les jours, le tempo [entre les deux groupes] diffère, au point de ne pas toujours être associable.
LD : À cause de ces délais contraignants, y a‑t-il un risque de la part des médias de faire de la désinformation, ou de la fausse information ?
AL : Il y a deux étapes. La première est l’intervention du professeur, qui va chercher à mettre de la nuance dans ses propos et ses réponses au journaliste. Cependant, ce dernier va seulement disposer d’un usage restreint dans sa chronique ou son article ; il est donc possible que les réponses du professeur soient résumées en deux lignes. Résultat, quand le professeur lit ça, son propos risque d’être mal compris, ou pris hors contexte. Ce qui a été retenu d’une longue entrevue court donc le risque de ne pas être représentatif des véritables idées de l’universitaire en question.
LD : Vous parlez d’autorité qui se créée en faveur des universitaires ; et c’est ce que les médias semblent rechercher. Cela veut-il dire que l’article devient automatiquement plus pertinent lorsqu’un universitaire intervient ?
AL : Le journaliste aura tendance à se tourner vers l’universitaire pour avoir plus d’informations, même si un bon journaliste ne doit en aucun cas se limiter aux universitaires. Ce dernier ne doit lui offrir qu’une vision décontextualisée, plus générale, d’un problème d’actualité […].
Il y a un processus de crédibilisation qui intervient du côté des médias. L’universitaire, quant à lui, par le fait d’être cité, connaît une confirmation ou un établissement de son autorité. D’une part l’article est validé par l’intervention d’experts ; d’autre part, l’universitaire établit sa crédibilité auprès d’un public plus large. […]
LD : Il y a une croyance de la part des journalistes comme quoi les universitaires ne souffrent d’aucun conflit d’intérêt, et donc peuvent offrir une vision complètement objective sur un enjeu. Est-ce vraiment le cas ?
AL : Si vous interviewez le porte-parole d’une entreprise lambda, la qualité de l’information ne sera pas la même que si vous parlez à une source complètement détachée du problème. En ce sens là, le recours aux universitaires permet donc d’éviter le problème du conflit d’intérêt. Qui plus est, il y a certains bénéfices pour l’universitaire : lui et l’université gagnent en visibilité. De plus, une intervention médiatique peut créer des contacts entre le professeur en question et des gens intéressés par sa recherche ; cela peut donc contribuer à faire avancer le monde de la recherche.
LD : La relation entre les médias et les universitaires, s’il doit y en avoir une, sert-elle à se rapprocher, ou du moins à créer des liens avec le corps étudiant ?
AL : Certainement, et il serait intéressant de faire une étude sur le sujet. Il existe déjà de nombreuses relations entre les corps professoraux et les médias étudiants, et c’est une excellente chose.
LD : Il y a un débat récurrent dans la sociologie des genres qui indique que beaucoup moins de femmes sont sollicitées par les médias que les hommes. Interviewer une femme affecte-t-il la crédibilité de l’article ?
AL : Il s’agirait de faire enquête auprès des médias eux-mêmes. En tant que professeur d’université, je constate seulement qu’il y a de plus en plus de grandes chercheuses. En revanche, leur nombre reste relativement limité […]. Lorsqu’un poste de professeur est ouvert, sur trente dossiers reçus, seuls quatre sont des femmes. La voilà la réalité. […]
Je ne crois pas qu’il y ait une grande distinction entre femmes et hommes universitaires ; les médias recherchent des personnes reconnues dans leurs domaines, peu importe le sexe. Évidemment, une plus faible distinction se fera dans le monde anglo-saxon, où se trouve une majorité des chercheuses. […]